français

english

     
 

Patriotisme désabusé

Voïna, film russe d’Alexeï Balabanov

 

Sorti à la fin du mois de mars 2002 dans les salles moscovites, Voïna (guerre) connaît un succès public et critique très révélateur de l’état de l’opinion russe à propos de la guerre en Tchétchénie.

Ivan (Alexeï Tchadov, remarquable), jeune vétéran de la guerre en Tchétchénie, conte depuis une cellule de prison sa rocambolesque trajectoire dans le conflit. L'histoire commence lorsqu'Ivan est capturé par un groupe armé tchétchène en même temps que son capitaine (Sergueï Bodrov Jr.) gravement blessé et un couple de théâtreux anglais, John (Ian Kerry) et Margaret (Ingeborga Dapkunaite). Ces derniers une improbable tournée en Géorgie consacrée à Shakespeare. L'égorgement de deux contratniki, (mercenaires russes) sous leurs yeux met brutalement les anglais au parfum de la guerre. Leurs nerfs lâchent aussitôt tandis que leurs compagnons d’infortune russes supportent stoïquement. John se voit proposer une libération à la condition de ramener une rançon pour libérer sa compagne Margaret. Convaincu par Ivan que les tchétchènes ne tiendront pas leur parole et incapable de rassembler les 2 millions de dollars de rançon, Ian revient clandestinement armé jusqu’aux dents avec l’aide d’Ivan, à qui il a promis un paquet de dollars. Devant l’inexpérience et la passivite de John - occupé à filmer comme un touriste ses aventures - Ivan est forcé de mener les opérations (c'est à dire de tuer). "It's your war, mine is over !" répète Ivan à John. Notre jeune héro mercenaire capture un tchétchène sur le chemin et l'oblige à coopérer en menaçant de faire exécuter toute sa famille. Suit l’inévitable bain de sang lors duquel John exécute le chef tchétchène qu'il tient pour responsable du viol de Margaret. Pourchassés par les tchétchennes, nos 5 protagonistes sont sauvés in extremis par l'armée russe. Leurs destins se séparent : Ivan attérit en prison pour avoir mené une opération clandestine tandis que John fait fortune en vendant son témoignage aux médias occidentaux. Margaret est tombée éperdument amoureuse du capitaine, et le collaborateur tchétchenne s'installe comme un pacha à Moscou...

Connu jusqu’ici pour deux films d’action à succès (Brat 1 & 2) ainsi qu’un très étrange film sur les mœurs dépravées du Saint-Pétersbourg de la fin du XIXe siècle (Des monstres et des hommes), Balabanov donne ici dans le patriotisme désabusé, une inventionbien russe.

Voïna est un film de guerre et comme tout film de guerre, il distille un point de vue engagé. Dans le cas présent, le conflit est en cours, ce qui risque de placer ce film non seulement dans la catégorie film de guerre, mais encore dans la celle des films de propagande, d'autant qu'il est produit par "Rossia", une chaîne étroitement contrôlée par le Kremlin.

En imaginant un récit parallèle sous la forme du film réalisé par John, Balabanov s'attache habilement à montrer au public comment l'information occidentale est fabriquée. En effet, les russes ne comprennent souvent pas pourquoi on leur reproche cette guerre de tchétchennie (requalifiée par Poutine d' "opération antiterroriste" afin de délégitimiser d'entrée le camp adverse). Il en ressort que John - qui symbolise donc l'européen - s'avère incapable de comprendre le conflit, ses tenants et aboutissants, et surtout que les tchétchènnes sont par essence des bandits avec qui on ne peut communiquer que par la violence. John est ridiculisé dès le début par ses braillements insensés « human rights, human rights !!! » au spectacle de l'exécution des mercenaires russes. Bien dans l'axe de propagande du Kremlin, Balabanov insinue que les droits de l'homme n'ont rien à faire dans ce conflit. Ivan, lui, n'hésite pas à tuer, y compris des civils suivant le principe "c'est ou moi, ou eux".

Au crédit de Balabanov, son talent indéniable à filmer aussi bien les rapports humains, le terne quotiden russe, les magnifiques paysages du Caucase et surtout la violence. Les années de visionage du meilleur cinéma d'action américain ont portées leurs fruits. Balabanov crée une synthèse unique : celle des transitions soignées de Tarkovski avec le rythme et la précision de Leone. La structure narrative complexe du film (nombreux flash-backs) et les différents univers des personnages (la sordide cave des otages, l'ennui éthylique sibérien d'Ivan, la beauté mortelle du Caucase, le cynisme des hauts fonctionnaires moscovites, le Londres bourgeois de John...) sont admirablement entremélés. Balabanov est de la trempe d'un Michael Cimino, dommage qu'il cède aux sirènes du Kremlin !