français

english

Le culte russe

de la machine

Les musiciens Russes se sont très tôt passionnés pour les nouvelles technologies et leurs rapports avec les nouveaux instruments électroniques présentent des singularité dues en grande partie à l’histoire politique de ce pays.

Le terme de « musique électronique » était déjà utilisé en Union Soviétique dans les années 70. Il était avant tout associé avec la musique de dessins animés, des documentaires scientifiques et des films de science-fiction. Il évoquait également le très ennuyeux « orchestre d’instruments électro-musicaux » de Viacheslav Mesherin. Mais en 1975, les noms de Klaus Schulze, Tangerine Dream et même Kraftwerk commencèrent à être connus dans certains cercles informés.

 

5 ans plus tard, le courant Punk devint à la mode en Russie. Les musiciens du groupe Centre, dont faisait partie Alexeï Borisov, commencèrent à utiliser des instruments électroniques. C’est à cette époque que sont apparues en URSS les boites à rythmes conçues par les firmes japonaises Roland et Casio. Influencé par la musique de XTC, Stranglers, Ultravox, Cabaret Voltaire et Joy Division, le groupe « Notchnoï Prospekt » a réalisé une sorte de mixture entre l’énergie du Punk et la froideur esthétique des sons électroniques. Fondé en 1985 par Ivan Sokolovsky et Alexeï Borisov jouait d’abord sous la forme d’un duo électronique avec boite à rythme et synthétiseurs. Ils enregistraint des sons sur des bandes magnétiques et jouaient en direct avec des instruments électroniques lors des concerts. Cette technique allait bientôt connaître une grande popularité dans la musique pop russe.

 

Un peu plus tard au cours des années 80, une scène électronique était formée à Moscou. Le groupe anglais Depeche Mode avait un succès immense en Russie et était un modèle pour de nombreux groupes à cette époque. Leur influence était énorme et se reflétait dans les noms de groupes tels que « Bioconstruktor », « Alliance », « Vector », « Doctor », groupes qui connaissaient un certain succès  à Moscou. A Saint-Pétersbourg, des groupes tels que « Avia », « Televizor » et « Model », ainsi que le musicien d’avant-garde Serguei Kouriokhin commençaient à se tourner vers la musique électronique. Mais cette scène du nord restait confinée localement.

 

Le groupe d’Alexeï Borisov, Notchnoï Prospekt, commença a délaisser le terrain de la pop électronique pour se tourner vers les méandres plus aventureux de la musique industrielle, tendance psychédélique. Ivan Sokolovski, qui était le spécialiste du groupe en matière d’instruments électronique, utilisait des machines qu’il concevait lui-même, comme par exemple un vocoder artisanal.

 

A la fin des années 80, tout changea a une vitesse folle en URSS. Les moyens de production et les possibilités techniques pour produire la musique changèrent radicalement. Les musiciens moscovites commençaient à se débarrasser de leurs instruments analogiques et acoustiques pour les remplacer par des instruments numériques. Cependant, à cette époque, les instruments électroniques étaient très onéreux et limités. C’est la raison pour laquelle, entre autre, Notchnoï Prospekt continua d’utiliser les instruments électriques et traditionnels parallèlement aux instruments électroniques. Même chose pour le groupe F.R.U.I.T.S. fondé en 1992 par Pavel Jagun et Alexeï Borisov.

 

Les musiciens russes ont commencé à composer avec des instruments entièrement électroniques tels que le Polyvox, Rythm 2, Aelita, et la boîte à rythme LEL, et beaucoup d’autres. Certains avaient acquis des collections impressionnantes d’instruments, en particulier Richardas Norvila (Benzo), Youri Orlov (F.I.O.) et Nikolaï Nebogatov (Spies Boys). A l’instar d’un phénomène à répétition qu’on rencontrait dans les courants de musique électronique occidentale (Techno, Musique Industrielle), le goût pour les vieux synthétiseurs analogiques et les vieilles boîtes à rythme était de nouveau à l’ordre du jour.

 

Désormais, la scène électronique russe ressemble à celles des pays occidentaux. On remarque une utilisation de plus en plus généralisée des ordinateurs, à tous les niveaux (de la production au concert). Alexeï Borisov ne s’en réjouit pas, estimant que l’usage par tous du même vecteur conduit à une standardisation accentuée des productions musicales, qui de ce fait baignent toutes dans une même esthétique enjambant toutes les frontières. Borisov va jusqu’à dire que cette esthétique est trop assujettie aux machines et fait disparaître jusqu’aux émotions personnelles du musicien, ayant pour résultat un « son et une technologie cosmopolite ».

 

La musique électronique Russe est dans une certaine mesure dans le prolongement – indirect, puisqu’elle a été décapitée – de l’avant-garde du début du 20ème siècle. L’avant-garde Russe mythique des années 1910 à 1930 était complètement immergée dans le concept du progrès, l’appellation même du principal courant « futurisme » en témoignait. Les artistes montraient un grand respect pour la science, les chercheurs et une passion pour les nouvelles technologies, un trait que l’on retrouve aujourd’hui chez les musiciens. L’Union Soviétique était à ses débuts un gigantesque laboratoire pour les nouvelles techniques et sociales. Des moyens énormes étaient mis à la disposition de créateurs impavides et la propagande était empreinte d’une idolâtrie des machines, de l’architecture moderne, de l’électricité dans un pays encore à l’aube de la révolution industrielle et composé à 90% de ruraux. Tout cette culture était bien entendu étroitement mêlée à la politique soviétique et l’idéologie communiste tentait de mythifier la machine pour l’utiliser comme une sorte de rempart contre les forces réactionnaires et capitalistes occidentales.

 

La création de musique électronique en Russie reste fortement marquée par cette fascination de la machine. Tandis que l’ordinateur est rentré progressivement dans la vie quotidienne des occidentaux depuis 1980, il est arrivé d’un seul coup en Russie vers 1992 alors qu’il était déjà à un stade de développement avancé. La technologie est aujourd’hui complètement associée à l’occidentalisation de la société russe dans la mesure où il n’existe aucune industrie de haute technologie en Russie qui produise des biens de consommation courants. La haute technologie russe se trouve réduite aujourd’hui à un pré carré de l’industrie militaire et aérospatiale, tout à fait écartée de la cité. Par conséquent, l’idée de la Russie comme d’une nation dominante dans le domaine technique est morte, comme sont morts beaucoup de raisons d’être patriote. Les Russes ont l’habitude de penser que tout ce qui est de qualité vient d’occident, et en matière d’instruments électroniques, il est difficile de ne pas souscrire à cette idée. En France, par exemple, on ne fabrique ni d’ordinateur, ni de synthétiseur « français », mais les économies occidentales sont si imbriquées que cela ne crée pas de distance par rapport à l’instrument. En Russie, à travers l’outil électronique, c’est toute la domination technologique occidentale qui pèse sur la conscience du musicien. Le complexe Russe se manifeste selon Borisov, par une soumission du musicien à la machine, une dépendance et un sentiment d’infériorité qui nuit à la liberté créatrice. Pour rompre avec ce complexe, Borisov estime que le musicien doit adopter une attitude plus nuancée et sereine face à la machine, et d’autre part cesser de s’identifier aux clichés de la modernité, à la fétichisation des nouvelles technologies.