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Cauchemars en coproduction

roman de Mikhaïl Kononov, édition Les mots étrangers/Stock, 2004.

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Un trésor de la littérature contemporaine russe vient d’être traduit en français. Rangez vos mouchoirs, le grand roman russe survit à tout. Leskov et Platonov ont trouvé leur descendant. Dans La camarade nue, Mikhaïl Kononov renverse la statue du maréchal Joukov et donne la parole à une orpheline égarée sur le front, narratrice peu ordinaire d’une guerre ensevelie sous l’assommante propagande soviétique.

 

Maria Moukhina, 14 ans, rendue schizophrène par la « Grande Guerre Patriotique », régurgite inlassablement des slogans staliniens détournés, sous le fracas des bombes et sous les corps d’officiers de l’armée rouge. Elle est tantôt « la mouche » dans ses rêves éveillés, tantôt « la mouette » dans son demi-sommeil – pendant qu’elle subit les viols incessants d’officiers hantés par leur mort prochaine.

 

Mouette immatérielle, elle survole le pays en flamme, s’acharnant à exécuter les ordres improbables de son idole, un certain général Zoukov, dans lequel tout le monde aura reconnu le sanguinaire et respecté Maréchal Joukov.

 

A son contact, elle s’interroge – dans un unique moment de lucidité – sur la nature de ses visions : « Rêve en coproduction ? Moitié soviétique, moitié nazi ».

 

Macha ne parle pas toujours à la 1ère personne. Mais quand on passe à la 3ème, c’est toujours le même langage. Crus, mélange infernal du patois campagnard et de la brutale phraséologie soviétique, les mots plongent le lecteur dans une réalité souvent atroce. Mais point de misérabilisme sous la plume de l’étonnant Kononov. Plutôt un féroce humour, avec ici et là des pointes d’érotisme dérangeant. Kononov s’épargne analyses et conjectures, finesses psychologisantes et stylisme contemplatif. Même au fond du délire, le réalisme et la satire l’emportent.

 

A titre d’exemple, cette répartie de « P’tain d’mouche ! » en réponse à un soldat lui offrant son Ordre du Courage parce qu’il était époustouflé par sa témérité insensée au combat. « Ca se fait pas, Vassia, qu’elle avait expliqué. Réfléchis. Tu veux que, la nuit, mes médailles se mettent à tinter et que les Boches nous repèrent ? Après ça, un de nos héros de lieutenants se prendrait une bombe dans le cul. »

 

A la manière des dissidents, Kononov a recours à une esquive classique : laisser parler le système lui-même, dans tous ses excès. Son absurdité n’en ressort qu’avec davantage d’évidence.

 

La camarade nue a été écrit pendant la Perestroïka. Tout à fait impubliable, le manuscrit a dû attendre 2001 avant de sortir chez Limbus Press à Saint-Pétersbourg, déclenchant aussitôt polémiques et louanges.

 

Auteur de cet unique roman traduit dans plusieurs langues et vanté pour l’originalité de sa construction formelle autant que pour la vivacité de son style, Kononov s’est vu catapulté au rang d’auteur culte, alors qu’il vit bien loin du monde littéraire, menant une existence discrète en Allemagne.

 

« La camarade nue », roman de Mikhaïl Kononov, édition Les mots étrangers/Stock, 2004.