Les gouvernements des pays de l’Est de l’ancien bloc
communiste portaient un grand intérêt dans la forme que prenait la
musique populaire, s’impliquant étroitement dans les processus de
création, de médiation et de distribution, contrairement aux
démocraties occidentales peu interventionnistes dans ce domaine. Le
pouvoir soviétique a créé des institutions dont la vocation était de
rechercher, de produire, d’enregistrer et de distribuer les musiques
populaires. Les configurations étaient différentes suivant les pays. La
politique culturelle en RDA était bien moins volontariste qu’en URSS.
Tout ce système s’est logiquement effondré entre 89 et 90. Depuis, la
métamorphose chaotique de l’économie a orienté l’industrie
culturelle dans une logique commerciale, déroutante pour une grande
partie des acteurs traditionnels du secteur.
Toute la puissance militaire et policière du pouvoir
soviétique n’a pu empêcher la pénétration de l’influence
occidentale derrière le rideau de fer. Poursuivant une ancienne tendance
russe consistant à se couper de l’extérieur, le pouvoir central s’est
opposé à la tendance naturelle des musiciens à se nourrir des
influences extérieures. La Russie a depuis le XVème siècle été
sujette à des revirements spectaculaires dans ses rapports culturels avec
l’occident, de l’officielle xénophobie d’Ivan le Terrible au goût
exclusif de la cour de Catherine pour l’opéra italien. Les forces
centripètes et centrifuges s’opposent avec davantage de violence qu’ailleurs.
L’auto dénigrement prend des formes extrêmes dans la Russie actuelle
comme à la cour de Catherine, parallèlement au nationalisme russe qui s’exprime
ouvertement dans la musique populaire comme dans les hautes sphères de la
société.
L’histoire de la musique russe est traversée d’incessants
tiraillements entre Orient et Occident, entre le peuple, l’église et la
noblesse. Il existe en Russie une très forte tradition de chants
polyphoniques. Sa nature hétérophonique la distingue nettement des
musiques traditionnelles occidentales. Ces chants sont d’une beauté
extraordinaire et restent largement méconnus en occident. Pour des
raisons qui tiennent à la longue fermeture de la Russie au monde
occidental, cette musique n’a pas notablement subit d’influence ni n’en
a exercé. Son caractère n’en est que plus frappant, éloigné qu’il
est de la tonalité occidentale.
La musique savante russe n’avait pas lieu d’être tant
que l’aristocratie n’avait d’oreille que pour ce qui venait d’Europe
occidentale et en particulier d’Italie. Son mépris pour la musique
populaire et traditionnelle russe pesait sur l’émergence d’un style
national. Glinka, puis le groupe des cinq et Tchaïkovski finirent par l’imposer
en s’inspirant largement du folklore russe. Le caractère tabou de l’élément
populaire reflète le fossé énorme qui séparait l’aristocratie du
peuple. L’émergence d’une classe moyenne et la constitution récente
d’une bourgeoisie citadine annonçait une européanisation de la Russie
lorsque la révolution de 1917 bouleversa radicalement la société.
Koulaks et nepmans furent anéantis avec la bourgeoisie. Le tabou imposé
d’en haut par le pouvoir communiste se déplaça vers l’influence
occidentale considérée comme bourgeoise. Les tendances contestataires se
tournent alors naturellement par transmutation des valeurs vers la culture
occidentale interdite.
Jusqu’a la révolution russe, la très grande majorité
des russes vivaient à la campagne. L’industrialisation du pays avait
été tardive et les voies de communication très en retard sur le reste
de l’Europe. Les citadins bénéficièrent tôt des influences
occidentales et le jazz fit rapidement des émules dans les grandes villes
en dépit des critiques du pouvoir soviétique. Dès la révolution, les
artistes eurent pour mission de concevoir un art éminemment soviétique
au service de la révolution. Cependant les musiciens profitèrent d’une
relative liberté tout au long des années 20 et ceux qui étaient
fidèles au régime pouvaient bénéficiaient des échanges avec les
musiciens occidentaux. Ce n’est qu’au cours de l’ascension de
Staline vers le pouvoir que la situation des artistes évolua vers une
normalisation drastique.
L’industrialisation et la planification contribuèrent
à urbaniser une grande partie de la population. La création de l’homme
soviétique passait par une transformation radicale de la culture. Le
projet incluait notamment une refonte de la culture populaire, et entre
autre, la création d’une musique destinée à remplacer le folklore
traditionnel des campagnes. Par le biais des mass médias (radio, cinéma,
enregistrements), le peuple russe était enjoint à renoncer aux valeurs
traditionnelles, y compris ceux qui restaient vivre dans les campagnes.
En 1931, le pouvoir soviétique parvint à supplanter
complètement le secteur privé de la culture. Toute la production
culturelle passait sous le contrôle centralisé du GOMETS, sorte de
secrétariat à la culture. Les musiciens étaient priés de produire une
musique célébrant la gloire de l’État et unifiant le peuple russe
dans son combat pour l’achèvement du communisme.
Les artistes officiels devaient se conformer à un cadre
artistique strict, conforme à la théorie du « réalisme
socialiste » conçue par Jdanov, auquel Staline avait confié la
charge de superviser l’activité culturelle du pays. L’objectif de
cette théorie visait en particulier à contrecarrer les influences
occidentales accusées d’ « empoisonner la conscience des
masses ». En 1947, l’action fut pointée spécialement contre le
genre musical le plus populaire à l’Ouest : le jazz. Une musique
« bourgeoise & décadente » officiellement condamnée et
proscrite, qui rencontrait un succès croissant parmi la jeunesse citadine
russe. Ces jeunes gens avaient une manière particulière de se vêtir, en
costumes noirs, cravates fines et lunettes fumées ; mâchant du
chewing-gum. Ils étaient appelés les « Stiliagi » qui
signifie « branché ». Leur comportement iconoclaste suscitait
des réactions très négatives de la part des autorités et des citoyens
qui les considérait comme des dépravés et comme une « tumeur de
la société ». Cette mode ne portait pas réellement la charge
subversive que lui prêtaient les autorités. Les stiliagi cherchaient
simplement à se procurer des informations et des enregistrements de
musiciens occidentaux. Le réalisme socialiste, par sa rigueur et son
utilitarisme, ne satisfaisait manifestement pas l’appétit de la
jeunesse. Le Komsomol
prenait soin d’évincer cette mode des événements culturels qu’il
organisait, tandis qu’à Moscou, la principale avenue de Moscou,
« Gorky prospekt » aujourd’hui « Tverskaya »,
où ils avaient l’habitude de se rencontrer, était rebaptisée par eux
« Broadway ». Cette habitude de se retrouver dans la rue s’est
maintenue jusqu’à aujourd’hui, chez les amateurs de Techno qui se
retrouvent sur le trottoir à la sortie du métro
« Mayakovskaya ». La mode Stiliagi se maintint en dépit de la
répression qui a notamment consisté en l’arrestation de nombreux
musiciens et ce, jusqu’à la mort de Staline.
Pendant la déstalinisation déclenchée par Khrouchtchev,
l’étau se desserra autour de la culture, laissant une plus grande
liberté à la jeunesse. Il n’était toujours pas question que le jazz
fasse l’objet d’enregistrements sur les disques soviétiques, ni que
les groupes de jazz soient reconnus par la très officielle union des
compositeurs.
Le premier festival de Rock eu lieu dans une atmosphère d’apparente
liberté au sixième festival mondial de la jeunesse en juillet 1957. Le
Kremlin souhaitait faire la démonstration que l’union soviétique
tirait un trait sur la période de xénophobie des années d’après-guerre.
Des musiciens de jazz occidentaux et soviétiques étaient invités à
jouer devant des milliers de jeunes soviétiques. Cependant les autorités
ne s’attendaient guère à un tel engouement, ni à l’apparition de la
guitare électrique. Ils se trouvaient apparemment dans l’ignorance la
plus totale de l’émergence d’un nouveau style musical puisqu’ils ne
savaient pas même si Rock’n’roll définissait un style ou simplement
une chanson.
Pendant cette période d’émergence du rock en URSS, les
autorités concentraient leurs efforts sur la régulation des activités
de la jeunesse, tentant de les orienter vers les idéaux socialistes.
Néanmoins la séduction du rock prenait une ampleur avec laquelle la
culture légitimée par le gouvernement ne semblait pas pouvoir rivaliser.
Khrouchtchev, qui se considérait comme le patron des arts et comme un
individu cultivé, déniait à la musique populaire le qualificatif d’art.
Il déclarait à ce propos que : « cette cacophonie agresse les
auditeurs et c’est une erreur de la considérer comme une
musique ».
La danse associée à la musique rock lui inspirait des
commentaires tout aussi négatifs : « il s’agit d’une
déferlante de mauvais goût en provenance des pays occidentaux ».
Les danses que souhaitait promouvoir le parti ne rencontraient qu’un
succès très limité tandis que le Twist se répandait comme une
traînée de poudre à travers l’Europe de l’Est. Au début des
années 60, le Twist se dansait dans toutes les fêtes collégiennes et
lycéennes. L’attitude des autorités restait fermement opposée à la
reconnaissance d’une telle culture, ce qui avait pour effet de créer un
conflit générationnel dont s’est nourrit le rock, en occident comme
derrière le rideau de fer. La prohibition soviétique créa de fait une
soif intarissable pour la musique rock.
La musique rock a suscite un engouement dans le monde
entier en même temps qu’une condamnation unanime par les milieux
conservateurs politiques ou religieux. La cassure générationnelle
révélée par le Rock se base sur les profondes mutations culturelles et
sociales de l’après-guerre. Il n’est pas difficile de voir qu’indépendamment
des propriétés musicales, ce qui a séduit dans cette musique, c’est
précisément le fait qu’elle ait profondément déplu aux défenseurs
de l’ordre établi. La séduction du rock était donc particulièrement
forte en URSS, puisqu’il soulevait encore davantage d’interdits qu’en
occident. en plus de la provocation sexuelle, et de l’introduction d’éléments
africains dans la musique, la jeunesse subissait l’influence du mal
capitaliste. La jeunesse soviétique trouvait dans le rock un élément
permettant la construction identitaire, grâce au brutal changement de
valeur induit. Le Rock, chargé de connotations politiques voulues ou non
par les musiciens, ne pouvait manquer de devenir un instrument politique
à double-tranchant.
Mais il faut insister sur la séduction immédiate du
Rock, sur le son. La dimension politique et culturelle n’a pas tant
préoccupé les amateurs que le hurlement du rocker. Le caractère
mordant, colérique, juvénile, cathartique de la musique attira
immédiatement les faveurs de la jeunesse. La guitare électrique,
associée à la batterie et aux cris du chanteur tranchait brutalement
avec la musique populaire soviétique consensuelle, positive et soumise au
pouvoir. Il est douteux que les jeunes soviétiques des années 50 aient
eu la possibilité de voir autre chose que de rares photos de leurs
idoles. L’imagerie du Rock n’avait pas le même poids qu’en
occident. Le sens des paroles restait globalement obscur pour la plupart.
C’est à partir d’éléments purement musicaux que la séduction a
fonctionne, en particulier l’abrasivité du son électrique à laquelle
les oreilles étaient vierges.
L’ingéniosité était requise pour se procurer des
enregistrements de musique occidentale interdite. Des réseaux se sont
créés pour faire passer les enregistrements à travers l’Europe de l’Est
où les contrôles étaient moins rigoureux, voire directement depuis les
pays occidentaux, ce qui était beaucoup plus compliqué. Les difficultés
à se procurer les enregistrements en faisaient des objets très
convoités. La reproduction devint naturellement un enjeu majeur de la
diffusion des musiques interdites. A cette fin, d’ingénieux
stratagèmes furent employés, tel le détournement de technologies.
Puisque l’unique label officiel, Melodya, possédait seul les machines
capables de presser les vinyles, il s’agissait d’utiliser le matériel
grand public, à savoir les phonographes transformés en
« graveurs ». Le plus surprenant concerne les disques
eux-mêmes, qui consistaient en rébus de plaques destinées à être
utilisées pour les rayons X. Ces plaques, gravées sur une seule face,
étaient disponibles en très grandes quantités à bas prix et servirent
à presser des millions d’exemplaires de groupes occidentaux ou
soviétiques interdits. Baptisées « Roentgenizdat » en
référence au samizdat (publications clandestines d’écrivains
interdits), les disques coûtaient de 1 à 1,5 roubles au marché noir
tandis que les disques officiels coûtaient autour de 5 roubles pour un
disque vinyle à deux faces. Les autorités réagirent en déclenchant une
enquête qui aboutit à l’arrestation des membres du réseau en 1959.
Une « brigade de la musique » fut crée au sein des Komsomols
afin d’anéantir les réseaux clandestins de diffusion de la musique à
travers tout le pays.
Un autre problème se posait pour les musiciens : l’inexistence
d’instruments adéquats pour le Rock’n’roll jusqu’au début des
années 60. Quelques instruments étaient produits dans les pays d’Europe
de l’Est mais ils étaient revendus dans des quantités dérisoires en
URSS. Lorsqu’en 1966 un magasin moscovite proposa une dizaine de
guitares électriques, elles furent toutes vendues dans l’heure et
réapparurent sur le marché noir le lendemain au double de leur prix. De
nombreux groupes étaient contraints de fabriquer leurs propres
instruments copiés sur des photos de groupes occidentaux. Quelques
fabricants clandestins produisaient des instruments dans des quantités
largement insuffisantes par rapport à la demande. Une anecdote rapporte
que l’un de ces fabricants publia en 1969 un article décrivant comment
transformer une guitare acoustique en guitare électrique au moyen d’un
micro de téléphone. Dans la semaine qui suivit, plus aucun téléphone
public ne fonctionnait à Moscou. De tels agissements attirèrent l’attention
des autorités qui décidèrent de renforcer les mesures anti-rock.
Les années 60 virent en URSS comme ailleurs un engouement
massif pour les Beatles. Ce groupe fut à l’origine d’un style à part
entière chez les rockers soviétiques, qu’on appelait alors simplement
« bitlz ». Le succès était si massif que les autorités
soviétiques changèrent d’attitude, adoptant une ambivalence opportune.
Idéologiquement, les Beatles ne présentaient pas d’aspects subversifs.
Le point qui déclenchait les critiques était les dégâts causés par
les fans lors des concerts. Le phénomène Beatles provoqua deux
conséquences en URSS : la création d’une contre culture unitaire et
solidaire, totalement indépendante de la culture officielle, et
concomitamment la création d’un réseau clandestin de l’envergure d’un
mass média autour des valeurs de la jeunesse.
En parallèle, aux Etats-Unis, le rock connu à son début
une période difficile de condamnation morale virulente, portant les
accusations de « musique du diable »,
« dégénérée », « lascive », et autres
accusations à caractère raciste, ainsi que la dénégation de toute
qualité musicale. A partir des années 60, les autorités américaines
décidèrent d’utiliser le Rock comme un instrument de propagande. La
très grande influence de la culture américaine sur l’ensemble du monde
occidental commencée avec le jazz et le cinéma hollywoodien se poursuivi
avec le rock. En particulier en ce qui concerne Elvis Presley, invité à
se produire en Europe dans les camps militaires de l’armée américaine
pour valoriser le statut de soldat, puisque Presley faisait son service à
ce moment-là. Dans le même temps, la BBC et Radio Free Europe
diffusaient en direction de la jeunesse soviétique la musique défendue
par les autorités, dans l’intention évidente de déstabiliser le
régime.
A la fin des années 60, le mouvement hippie eu des
prolongements en Russie. Non moins subversifs que leurs homologues
occidentaux, les hippies soviétiques épris de Jimi Hendrix et de Jim
Morrison détournaient les slogans du Parti en les collant sous les photos
de leurs idoles. Le mode de vie nomade, l’auto-stop et la prise de
drogues psychédéliques étaient au nombre de leurs pratiques.
Devant l’incapacité à saper l’enthousiasme de la
jeunesse pour le Rock, les autorités infléchirent leur position. Les
efforts infructueux déployés pour décourager les amateurs et les
musiciens donnaient raison au sens russe du mot « Rock », qui
signifie « fatalité », l’un des concepts clef de la pensée
russe. Le Kremlin commençait considérer le phénomène rock avec une
très grande attention, organisant des réunions au plus haut niveau pour
débattre de la stratégie à adopter pour reprendre le contrôle de la
culture de la jeunesse. L’une des options envisagée fut la suivante. En
concédant une plus grande liberté aux groupes de rock, le régime
souhaitait reprendre en sous-main le contrôle des musiciens. Par le biais
d’un Café moscovite appelé le Beat Club, de nombreuses possibilités
étaient offertes aux musiciens qui le désiraient, contre une formalité
consistant à remplir un questionnaire consistant en informations
personnelles. Des centaines de musiciens en profitèrent, mais peu de
temps car le café fut rapidement fermé et les informations transmises
aux services secrets car c’était évidemment le but de
l »opération. Tout ce que Moscou comptait de rockers était
désormais fiché. L’atmosphère de suspicion créée par cette
opération ébranla fortement les amateurs de Rock de l’époque.
Le gouvernement pris par la suite la décision de diviser
la scène rock en deux parties, l’une officielle, l’autre non. Les
groupes officiels avaient pour mission de permettre au pouvoir de
reconquérir son influence sur la jeunesse. Le rock était sur le point d’être
complètement instrumentalisé. Un nouveau secteur était créé pour
regrouper les groupes Rock officiels, appelés ensembles instrumentaux et
vocaux (VIA). Il leur était demandé d’écrire et de jouer des morceaux
sur des sujets tels que les héros de la conquête spatiale ou les
triomphes de l’économie soviétique. Suivant les préceptes de
Khrouchtchev à propos de l’art socialiste, la musique doit donner l’inspiration
et la force au peuple pour réaliser les grands travaux soviétiques. Le
groupe VIA représentait à la fois la reconnaissance du Rock par les
autorités, et une inclusion contre-nature dans la théorie du réalisme
socialiste. Les noms des groupes se devaient de renouer avec la tradition
des héros positifs socialistes, avec des groupes tels que « les
joyeux garçons », « les guitares chantantes »,
« les guitares bleues » par opposition aux groupes non
officiels qui portent des noms qui sonnent plus rock à des oreilles
occidentales : « les petits démons rouges », « balais
de sorcière », « fuyards de l’enfer »,
« lunettes poilues », « les économistes »...
Le plus célèbre groupe VIA était les Joyeux Garçons (Veselye
Ribiata) qui bénéficiaient du meilleur matériel possible, fourni par
des intermédiaires officiels, mais qui en contrepartie se voyaient
contraints d’inclure dans le groupe certains fils d’officiels,
lesquels paraissaient sur scène mais jouaient sur des instruments
débranchés. Une autre concession au système consistait à laisser au
Komsomol le contrôle de clubs souvent en très mauvais état en l’échange
de la reprise en main artistique.
Les groupes officiels étaient salariés par l’Etat
(tout comme les musiciens académiques), et pouvaient se produire dans les
salles officielles tandis que les groupes non officiels et clandestins ne
bénéficiaient d’aucun de ces avantages mais avaient en revanche la
liberté d’expression.
Cependant, ces derniers n’étaient pas totalement exclus
de la société soviétique. Ils se devaient d’occuper des emplois sous
peine de se voir accuser de « parasitisme social », délit
passible de prison. La clandestinité était loin d’être minoritaire
dans le monde du rock, où l’on dénombrait plus de 260 groupes à
Moscou dans les années 60. Parfois, un organisateur dénichait deux ou
trois groupes et organisait une nuit entière de concert pour dix roubles.
Toute trace était effacée au petit matin et l’organisateur repartait
avec un bénéfice non négligeable. A la fin des années 60, tous les
lycées comptaient au moins un groupe de rock, ce qui signifie aussi qu’il
existait de nombreux organisateurs clandestins oeuvrant dans la culture
populaire.
L’anglais fut la langue principale du rock pendant la
première décennie de son développement en union soviétique. Son usage
avait également pour intérêt d’être incompréhensible par les
autorités et radicalement étranger à la culture officielle. En tant que
langue étrangère, l’anglais était dénoncé et associé à la culture
bourgeoise et décadente puisqu’il était le langage dominant de l’occident
capitaliste. Lorsque le Rock acquis une légitimité au sein de la culture
soviétique par le biais des VIA, le russe devint une obligation pour les
groupes officiels, dont les textes étaient relus par la censure. Le rock
clandestin vint lui au russe pour des raisons inverses. Avec la
circulation de plus en plus importante des enregistreurs à bande
magnétique, les facilités de reproduction décuplèrent, donnant
naissance au magizdat, plus facile à copier que le Roentgenizdat. Peu à
peu, le langage du rock devint celui des langues maternelles des chanteurs
d’union soviétique qui ressentaient le besoin de faire entendre leurs
voix. Les VIA quant à eux se devaient de chanter en russe de manière à
ce que le comité de censure soit capable de comprendre les paroles. La
première vedette du magizdat fut Boulat Okoudjava, un barde qui chantait
des chansons antimilitaristes et anti-staliniennes. Son père avait été
liquidé par Staline et lui-même fut exclu du parti en 1972. Vissotsky
était un autre barde célèbre par le biais des magizdat. Les groupes de
rock suivirent ces exemples parce que cela leur donnait la possibilité de
publier leurs oeuvres dans les magizdat, comme un développement logique
de la culture rock.
Le rock russe de cette époque s’inspire largement de la
chanson populaire engagée des bardes, laquelle donne à la musique une
importance moindre, d’accompagnement frustre. Le rock suit cette
esthétique et puise dans la tradition des chants de paysans, bagnards,
déportés et voyous. L’élément rock se limite au son électrique et
aux rythmes stéréotypés. En revanche la qualité des textes compense le
relatif manque d’originalité de la musique.
« Si l’habillage musical est souvent bâcle, le
niveau littéraire des chansons est généralement plus élevé qu’en
occident. Dans un pays où le goût de la poésie est répandu dans toutes
les classes sociales, les textes du rock tentent de perpétuer l’héritage
lexical et stylistique de la poésie académique. Les chanteurs se veulent
des « poètes munis de guitares », le « dernier surgeon
de la tradition russe du Mot »; ils bannissent de leurs écrits les
néologismes soviétiques, privilégiant le vocabulaire de l’époque
pré-révolutionnaire et les mots médiévaux dont les exclus des sectes
chrétiennes hérétiques ont conservé l’usage à travers les siècles.
Sexe et drogue font partie du quotidien mais sont rarement évoqués, l’approche
étant résolument politique, souvent religieuse. L’exercice consiste à
faire assez direct pour que les sarcasmes soient immédiatement
intelligibles, tout en restant suffisamment évasif et ambigu pour éviter
la confrontation. Les maîtres du genre sont Andrei Makarevitch de Machina
Vremeni et Boris Grebentchikov d’Aquarium. Dans un style plus farouche,
les répulsifs ivrognes du groupe punk Le Porc et les Vibromasseurs
scandent à n’en plus finir un équivoque « Reagan,
provocateur! »... »
Quelques festivals de rock furent organises dans les
villes de Riga, Tallin, Erevan et Sverdlosk pour regrouper les groupes
non-officiels les plus populaires, qui par d’ailleurs chantaient tous en
russe. En Arménie, le phénomène prit une ampleur particulière, qui
valut à la capitale Erevan le surnom de « Woodstock de l’union
soviétique » dans les années 69-72. L’organisateur de ce
festival, Rafael Mkrtchian, connut des problèmes très sérieux par la
suite, puisqu’il passa dix années en prison pour n’avoir pas verse
suffisamment de pots de vin aux hiérarques locaux du parti.
En réalité, les limites entre groupes officiels et non
officiels ne répondaient pas uniquement à des prérogatives
idéologiques. Les festivals de rock comportaient tous des sortes de jury
dont la fonction était de remettre un prix au meilleur groupe. Parfois
des groupes non officiels remportaient ces prix sans pour autant être
affranchis de leur obligation de conformité aux directives idéologiques.
Une certaine reconnaissance était possible pour les groupes non conformes
aux idéaux socialistes.
Un exemple significatif est celui de l’opéra rock
« Jesus Christ superstar » de Andrew Lloyd Webber et Tim Rice.
Créé en 1971 aux USA et repris à Vilnius en 1973, il fut immédiatement
interdit. Mais les groupes russes furent fortement influences par la
musique et nombre de groupes non officiels reprenaient les chansons de l’opéra
lors des concerts. Au bout de dix années de popularité non démentie, le
thème de l’opéra fut adopté comme générique des informations
télévisées soviétique. On peut interpréter ce fait de deux manières
: soit la popularité de la musique était assez forte pour briser le
carcan idéologique, soit plus probablement les autorités comprirent le
bénéfice qu’elles pourraient tirer de son usage
« maîtrisé » c’est-à-dire pour encadrer la langue de bois
officielle.
A l’Est comme à l’Ouest les autorités finissent par
récupérer les symboles contestataires pour en neutraliser l’agent
subversif, et ceci en dépit des contradictions idéologiques aussi
évidente soient-elles. Quoique dans le cas de cet opéra rock il était
possible de faire une interprétation marxiste de la fabrication du mythe
de Jésus. Sans oublier le scandale que l’opéra avait suscité chez les
chrétiens en occident.
Le groupe Rock slovène Laibach, spécialisé dans la
satire virulente des idéologies implicitement véhiculée par la culture
de masse, sortit en 1996 un album éponyme parodiant tout à la fois la
réception de l’opéra et du mythe en occident et dans les ex régîmes
socialistes. Laibach ridiculisait le régime titiste en poussant ses
principes de manière paroxystique et plus sérieusement mettant l’accent
sur ses points communs inacceptables avec l’art du troisième Reich. Les
similitudes entre régîmes totalitaires frappaient le public. Laibach
continua son activité après que la Slovénie fut sortie du giron
socialiste, et éclairé crûment les relents totalitaires qui refont
parfois surface dans la culture de masse des sociétés occidentales.
Non sans une certaine roublardise, les autorités
soviétiques offrirent aux VIA un statut d’artiste et une légitimité
inespérée à ceux qui acceptaient la transition vers un statut officiel.
Parmi d’autres, le chanteur Youri Valov du groupe « les vents du
changement » prit conscience qu’il gagnerait trois fois plus d’argent
par ce biais que grâce à l’emploi administratif pour lequel il avait
été forme. Le Rock était menace d’une complète instrumentalisation
par l’Etat. Le gouvernement avait finit par réaliser qu’il ne
pourrait pas anéantir le rock et qu’il était beaucoup plus efficace de
neutraliser la révolte qui couvait en lui.
Les chansons des groupes officiels se mettaient à parler
de tunnels, de monuments et autres grandes réalisations soviétiques.
Transforme le rock en instrument de propagande était somme toute une
application cynique de la critique adornienne de la musique populaire.
la conservation du pouvoir étant un principe beaucoup
plus solide que la rigoureuse orthodoxie marxiste-léniniste, la
récupération de cette source potentielle d’instabilité représentée
par le rock s’imposait pour rétablir le calme. Les musiciens rentrés
dans le rang devinrent une part de l’appareil d’Etat, soumis à un
contrôle étroit de leurs activités. Chaque chanson devait passer devant
une « commission littéraire » et les autorités prenaient
soin de vérifier la conformité des musiques et des textes lors des
concerts. Le résultat fut désastreux pour les groupes non officiels pour
qui il était devenu quasi impossible de se produire sur scène et
naturellement totalement impossible de produire des disques en raison du
monopole de Melodya, qui entre temps s’était mis à promouvoir le rock
officiel. Le pouvoir soviétique avait réussi à prendre le contrôle de
la plus grande partie de la scène rock.
Cependant le rock fut loin de basculer complètement dans
le giron officiel et continua à abriter des marginaux irréductibles,
raréfiés certes, mais actifs et loin de la capitale trop contrôlée.
Les pays baltes en particuliers constituaient une sorte de
Havre de liberté pour les rockers, en raison de la souplesse des
autorités locales en matière culturelle. C’était également une zone
très perméable aux influences occidentales, par laquelle transitait
entre autre beaucoup d’enregistrements de groupes occidentaux.
A Tallin, la capitale estonienne, les groupes VIA n’avaient
pas eu pour effet de décourager la scène non officielle. La modeste
ville de Tallin comptait autant de groupes de rock que Moscou et St.
Petersbourg. La branche locale du label Melodya, relativement
indépendante de Moscou, enregistrait parfois même des groupes non
officiels. Le facteur de la langue fut déterminant dans l’autonomie de
la scène locale. La langue estonienne se rapproche du finlandais,
quasiment incompréhensible pour les russes. Les liens culturels avec ce
pays étaient étroits, grâce notamment au fait que la télévision
finlandaise diffusait des programmes musicaux en direction de l’Estonie.
La majorité des groupes de rock estonien étaient anti-russes et
pouvaient le faire savoir dans leur langue sans encourir les mêmes
risques que les groupes russes non officiels. L’énorme mouvement
nationaliste du début des années 80 qui a aboutit à la déclaration d’indépendance
de l’Estonie des 1985 a été largement annonce et amplifie par le
mouvement rock non officiel.
Alors qu’un prétendu dégel s’opérait dans les
années 70 avec l’officialisation du Rock, une nouvelle forme de musique
faisait son apparition à l’Ouest : le disco. Il semble que le
caractère éminemment hédoniste et apparemment apolitique de cette
musique ait intéressé les autorités soviétiques. L’importance
moindre du texte n’était pas propice à la diffusion d’idées
contestataires, donc cette musique ne présentait pas de danger.
Cependant, le Disco restait une importation étrangère, au caractère
commercial, éléments perçus très négativement par les communistes
conservateurs. En outre, le caractère hédoniste, s’il permettait selon
les autorités de canaliser l’énergie de la jeunesse, représentait un
gâchis relativement à la théorie utilitariste de l’art. Les
autorités ont probablement imaginé que le Disco constituerait un barrage
à la popularité du Rock. 187 boites de nuit officielles ouvrirent dans
la région de Moscou, mais le Disco ne représentait qu’une petite
partie du programme musical. Melodya sortit un album du groupe disco
suédois ABBA qui connaissait alors un succès énorme en occident, en
contrepartie de l’enregistrement par une maison de disque d’un groupe
soviétique.
Quelques rockers occidentaux furent invites pour des
tournées en URSS parmi lesquels Cliff Richard. Ce dernier présentait un
profil idéal en ce qu’il représente le prototype du rocker assagi,
responsable et conservateur. Son discours se résume à un slogan : j’ai
beaucoup péché dans ma jeunesse mais Jésus m’a sauve et aujourd’hui
je tente de me racheter. Aux antipodes des Rolling Stones, groupe
sulfureux affichant ses excès de drogue et autres comportements
déviants. Leur concert à Varsovie en 1967 avait été à l’origine d’une
émeute et il n’était pas question pour les autorités soviétiques d’inviter
un tel groupe. Les autorités recherchaient des exemples pour la jeunesse
et non des trublions incontrôlables. A ce titre, le rock Chrétien et
réactionnaire de Cliff Richard présentait un moindre risque au regard
des véritables groupes de rock. Du reste, la musique de Cliff Richard n’a
de rock que l’appellation commerciale. Son style s’apparente plus
exactement à la « variété internationale », dénomination
occidentale correspondant stylistiquement à la chanson populaire russe.
Le rock russe non officiel continua tout au long des
années 70 de survivre par l’intermédiaire d’un réseau souterrain de
diffusion de cassettes copiées de manière artisanale. Loin des modèles
préconisés par le pouvoir soviétique, les héros du rock russe, tel
Boris Grebenchikov et son groupe Aquarium, Kino ou Machina Vremini, s’étaient
constitué un public de fans auxquels ils restaient fidèles sans céder
aux pressions du pouvoir.
Joël Bastenaire, grand connaisseur du Rock russe, estime
que le premier événement fédérateur du mouvement Rock eu lieu
paradoxalement lors d’un festival de Rock annulé à Leningrad en
juillet 1978. Le Komsomol local, relaye par la radio Voice of America,
avait annoncé la tenue d’un festival rassemblant des grandes stars du
rock (Carlos Santana, the Beach Boys, Joan Baez entre autre) dont la
caractéristique était un pacifisme affiché et une critique de la
société américaine. Il semble qu’un désaccord survenu au plus haut
niveau entraîna une annulation du projet. Les journaux locaux furent
dissuadés d’évoquer l’événement, même pour en annoncer l’annulation.
Entre temps des milliers de jeunes venus de tout le pays affluèrent à
Leningrad et ne trouvèrent pour divertissement qu’un cordon de milicien
à l’entrée du festival. Quelques troubles suivirent dans la nuit. Ce
gigantesque cafouillage administratif et médiatique eu pour effet de
rassembler un grand nombre de jeunes unis pour l’occasion et qui en
profitèrent pour tisser des les liens et un réseau d’échange d’informations
et de magnizdat.
Le regain de tension Est/Ouest au début des années 80
suite à l’élection de Ronald Reagan et à l’invasion de l’Afghanistan
par l’URSS, eu des conséquences sur la situation culturelle à l’intérieur
du pays. Les conservateurs du parti décidèrent qu’il était temps de
lutter contre le fléau du rock. Les groupes russes se dirigeaient de plus
en plus vers un style national plus indépendant que par le passé des
influences occidentales, et incidemment plus politisé. En recherchant des
racines russes, les musiciens se trouvèrent une tradition protestataire,
laquelle trouva immédiatement un écho dans la jeunesse. En 1980, lors d’un
festival dans l’actuelle Géorgie à Tbilissi, le groupe Aquarium irrita
le jury officiel au point que ce dernier quitta sur-le-champ le festival.
Un juge déclara « ce ne sont pas des musiciens mais des
dégénérés ». Le rock club de Leningrad ouvrit malgré tout en
1981, nouvelle concession du régime, mais il était étroitement
surveillé par le KGB.
Au début des années 80, le Punk apparut dans les
républiques baltes, avec le cortège de violences et d’outrages qui fit
son succès en occident. Les protestations les plus virulentes
concernaient un problème très sensible pour la jeunesse balte, à savoir
la proportion considérable de recrues expédiées en Afghanistan.
Après la mort de Brejnev, les conservateurs avaient la
main haute sur le Politburo. Andropov, qui prit la tète du parti jusqu’en
1983 suivit de Tchernenko jusqu’en 1985, incarnaient la tendance la plus
conservatrice. Avec Souslov, l’idéologue le plus en vue, se dessinait
une vague de répression contre les tendances modernistes dont les
développements du rock russe étaient l’un des signes les plus
évidents. « L’union des compositeurs » reprit l’ensemble
des activités musicales soviétiques sous son contrôle, et ses membres
étaient plutôt mal disposes envers le rock, dont les musiciens étaient
considérés comme des charlatans illettrés. Partisans d’un élitisme
radical, ils estimaient que les personnes sans éducation musicales n’étaient
pas capables de composer des chansons, voire ne devraient pas être
autorises à le faire. Une campagne de presse agressive menée par un
groupe de conservateurs russophiles sous le mot d’ordre que le rock
étaient un cancer social, aboutit purement et simplement à l’interdiction
de l’emploi du mot rock par la presse.
D’un point de vue strictement stylistique, il est
possible de nuancer quelque peu l’influence hégémonique du rock
occidental. Le rock soviétique présente des traits distinctifs fort
légers mais perceptibles, qui permettent de qualifier un style. Le
caractère africain (rythme prédominant, formules syncopées) s’efface
devant un goût prononce pour la mélodie, les tonalités mineures et un
soupçon de modalité typique de la musique folklorique russe. L’adjonction
d’instruments d’orchestre classique au sein de l’instrumentarium
rock (basse, guitare, batterie) est moins rare qu’en occident. La
formation classique de nombreux musiciens de rock n’y est pas
étrangère (par exemple les membres du groupe le plus populaire de la fin
des années 80, Autograf). En outre, les influences viennent davantage du
rock anglais que du rock américain.
Les autorités soviétiques étaient sidérées de l’ampleur
du marché des enregistrements interdits. Les musiques interdites
circulaient en dehors de tout contrôle et le magnizdat connaissait une
popularité croissante dans la jeunesse. Aussi absurde que cela paraisse,
le comité central du parti communiste soviétique décida à l’assemblée
plénière du 25 juillet 1984 la confiscation de toutes les cassettes
audio et des enregistreurs, qui circulaient alors par dizaines de
millions. Le Komsomol fut charge de la mission et autorise à poursuivre
en justice les individus incriminés. Tous les groupes occidentaux furent
interdis dans les discothèques alors qu’ils représentaient 90% du
répertoire.
Tchernenko se prononça personnellement en faveur de la
répression. Selon lui, le rock faisait partie d’un arsenal visant à
détourner la jeunesse de l’idéologie communiste au moyen d’éléments
culturels occidentaux. Les radio « Free Europe » et
« Voice of America » suivaient certes des objectifs de cet
ordre, ce qui ne pouvait qu’inciter les autorités soviétiques à une
grande méfiance envers le rock. La censure redoubla de sévérité et 80%
du répertoire des artistes devait désormais provenir de la très
officielle « union des compositeurs ». Cet arsenal était
délibérément dirige contre le rock. De nombreux groupes disparurent en
raison des nouvelles difficultés, mais les décrets restaient largement
inopérants, en particulier dans les républiques baltes.
Les programmes de la perestroïka et de la glasnost furent
positivement perçus par le mouvement rock et par la jeunesse en
général. L’espoir d’une levée de la censure et des contraintes
pesant sur la vie des artistes suscita un regain d’activité du
mouvement rock. Les relations avec l’Ouest étaient redevenues plus
faciles, comme en témoigne la participation du groupe non officiel
Autograph à la grande opération Live Aid for Africa en 1985. L’ouverture
n’était cependant que relative, et Gorbatchev n’était pas prêt au
début à lâcher la bride aux musiciens ni à la presse. La Glasnost
consistait toujours à utiliser le rock pour des objectifs politiques et
sociaux. En premier il s’agissait de trouver un moyen de toucher une
jeunesse devenue défiante envers le pouvoir. Les groupes étaient invites
à évoquer les problèmes de l’alcoolisme, de la drogue et de la
corruption. La campagne massive contre l’alcoolisme décidée par
Gorbatchev, et qui le rendit très impopulaire, passait par l’organisation
de concerts et de soirées en discothèque sans consommation d’alcool.
Enfin, le régime avait saisi le potentiel commercial énorme du rock et
escomptait en tirer des bénéfices alors qu’une grave crise de l’appareil
étatique s’annonçait.
Le Parti Communiste constatait au fur et à mesure de la
perestroïka qu’il perdait son emprise sur la société civile. Pour
enrayer le processus, le parti tenta alors de resserrer les liens avec la
musique populaire, en particulier le rock, à l’exception toutefois de
ses courants les plus radicaux : le Punk et le Hard Rock, considérés
comme irrécupérables et socialement nocifs. Ce qui signifie qu’en
réalité, les courants souterrains clandestins continuaient de se
développer sous la menace des autorités. L’étau n’était que
légèrement desserré, ce qui permit aux plus remuants (les groupes de
rock agressif) de tirer énergiquement sur les liens.
Le Komsomol de Moscou associe avec le ministère de la
culture créèrent en 1985 le Laboratoire du Rock, qui constituait en des
studios de répétitions pour les jeunes groupes. Environ 40 groupes en
profitèrent. A la même époque, Melodya sorti le premier album officiel
des Beatles, avec quelques décennies de retard sur les magizdat. Sous la
pression commerciale, Melodya sorti également quelques groupes non
officiels pour renflouer les caisses, fait inimaginable cinq ans
auparavant.
En 1986, la catastrophe écologique et humaine de
Tchernobyl marqua profondément les esprits dans tout le pays, au-delà
des sensibilités politiques et générationnelles. Alla Pugatcheva, une
artiste officielle connaissant un très grand succès public, décida qu’il
était temps qu’elle se serve de sa notoriété à des fins
humanitaires. Elle expliquait à l’époque qu’elle se sentait
complètement impuissante et horrifiée par ce qui venait d’arriver.
Tchernobyl occupait tous les esprits et les conversations. Lui vint alors
l’idée d’organiser un important concert de Rock dont les bénéfices
seraient utilisés pour aider les victimes. Le concert permit de lever 100
000 roubles entièrement sur l’initiative de citoyens. Comme toujours
les autorités considéraient d’un mauvais oeil les événements dont
ils n’étaient pas à l’origine et le concert manqua d’être annule
quelques heures avant le début pour des motifs administratifs. Ce concert
pour Tchernobyl connu un succès remarquable qui relança la dynamique des
concerts rocks. De plus en plus de groupes occidentaux étaient invites à
tourner en Union Soviétique, tandis que la censure sur les paroles des
chansons disparaissait peu à peu. Cependant les conservateurs du parti
prirent ombrage de la nouvelle liberté de parole qui autorisait
désormais la remise en question ouverte du régime communiste. L’histoire
démontra qu’il n’était plus possible de revenir en arrière. Les
groupes de rock entraient de plein pied dans la brèche et demandaient de
plus en plus de changement.
Les rues témoignaient des évolutions, puisqu’on voyait
toujours davantage de jeunes portant des accoutrements excentriques,
imitant les vedettes internationales du Rock. Chaînes, coiffures
colorées, cuir noir, etc. Naturellement le harcèlement policier
continuait et continue toujours aujourd’hui nettement plus qu’en
occident. Mais les contrôles, les arrestations ne conduisaient plus aux
même risques d’emprisonnement que par le passe. La sensation de
liberté compensait largement les brimades subies par les jeunes fans de
Rock.
LIBERTE ET LIBERALISME
Les clubs des grandes villes échappent au contrôle de l’Etat
et les groupes Punks les plus virulents s’y produisent, exprimant toutes
les critiques auparavant étouffés par le pouvoir. Un réseau d’organisateurs
et de promoteurs de concerts se constitue à la fois sur des bases
commerciales et clientélistes. De producteurs issus de la clandestinité
et désormais équipés de matériel occidental performant sortent des
enregistrements en très grand nombre, souvent sans reverser de droits d’auteurs.
Melodya tente de suivre mais fait peu d’émules parmi les anciens
musiciens clandestins rancuniers avec raison, d’autant que Melodya
institutionnalise le piratage. Toutes sortes d’entrepreneurs plus ou
moins honnêtes se lancent dans le commerce du rock. L’exploitation des
musiciens est telle que beaucoup sont découragés tandis que d’autres,
plus chanceux et rares parviennent à faire fortune. Le succès public du
rock ne cesse de se confirmer et commence à intéresser les compagnies
étrangères, qui signent des musiciens tels que Mamonov, Grebentchikov ou
Center. Aucun de ces projets ne rencontre de succès en dehors des
frontières soviétiques et toute dynamique d’exportation est
abandonnée. Le désenchantement suit immédiatement la griserie provoque
par la perestroïka. Des 1990, la scène rock éclate et beaucoup de
musiciens sombrent dans la dépression, voire le suicide pour Sacha
Bashlatchev et Yana Diaghileva. Pour certains, l’inspiration s’est
tarie à cause du libéralisme, pour d’autres, le rôle social du rock
était la contestation politique qui n’a plus lieu d’être avec la
chute du communisme, d’autres encore estiment avoir réalisé que le
rock n’était qu’une « greffe artificielle et infructueuse sur l’arbre
de la culture russe » (Ilya Smirnov).
Le bouleversement politique consécutif à l’effondrement
du communisme a complètement change les repères culturels. Les acteurs
du monde culturel sont passes brutalement d’un système ou n’était
acceptable que ce qui se conformait au moule étroit du réalisme
socialiste à la liberté autrement plus vaste de l’économie de marche.
Si les règles ont changé, il est rapidement apparu que la nouvelle
liberté tant désirée et clamée partout n’était pour la plupart qu’un
leurre, car les apparatchiks de l’ancien régime s’étaient souvent
habilement reconvertis et n’avaient pas perdu leurs habitudes
antidémocratiques. Oeuvrant dans le cadre d’un libéralisme lui-même
libéré de contraintes légales ou éthiques, nombre d’entrepreneurs
(du milieu culturel entre autre) ont fait passer le profit immédiat avant
toute autre chose. Clientélisme et corruption étaient les dernières
choses dont avaient besoin un système en transition. Ainsi les voix
dissidentes avaient brièvement perce la glace idéologique avant d’être
lamine par les rapaces du capitalisme sauvage.
Le marasme saisit la scène rock des années 80 au point
qu’aucune de ses grandes figures ne survit au passage dans les années
90. Hormis les raisons déjà évoquées par les musiciens eux-même s’ajoute
sans doute une raison plus profonde et ancienne. Le rock soviétique s’est
forme à partir de deux sources très distinctes, la chanson populaire
russe et le rock anglo-américain. Tout porte à penser, à l’écoute de
la musique, que l’essentiel de l’effort portait sur le texte, tandis
que la musique restait une pale imitation des groupes anglo-saxons. Une
situation qui a longtemps été identique en France, à la différence que
les textes des groupes français restaient d’un niveau très médiocre.
La profonde dépression subie par la génération des
années 80 semble leur avoir coupe la parole, comme si la transition
chaotique leur avait ôté tout espoir. En état de choc, renverse en
plein élan libertaire, les poètes du rock russes se sont tus, ou pire,
se sont mis comme les groupes Aquarium et DDT, à jouer un rock
standardise. Lorsque les paroles ne saisissent plus l’auditeur, reste la
musique. Or, hormis de rares groupes tels Zvouki Mou ou Ne Jdali, la
musique sonne souvent comme du blues-rock des années 60 avec adjonction
de Bayan, sorte d’accordéon traditionnel. Dans le cas des Punks et du
Hard Rock, ni l’une ni l’autre de ces scènes n’ont su incorporer d’éléments
spécifiquement russes. Le son des groupes russes s’inspire de plus de
groupes anciens, ce qui les rend inexportables.
Dans le mouvement général de globalisation des
échanges, la culture populaire russe reste enfermée dans ses frontières
tandis que la musique savante russe a conquis les mélomanes occidentaux
depuis près d’un siècle. Les radios russes inondent le pays de musique
occidentale (les vedettes françaises y sont relativement bien
représentées). Les artistes locaux de musique commerciale s’en tirent
très bien mais restent inconnus hors de leurs frontières. Aucune maison
de disque ne semble décidée à lancer en Europe un musicien chantant en
russe.
L’obstacle de la langue n’est qu’apparent. La
décennie des années fut marquée par un essoufflement général du Rock
et par l’émergence des musiques électroniques. La musique pop, celle
des très gros succès commerciaux, toujours en retard de quelques années
sur les dernières tendances, a largement puise ces cinq dernières
années dans la musique électronique. La Dance music s’y est totalement
reconverti, la House, la Jungle et le Rap constituent l’accompagnement
musical ou enjolivent la grande majorité des productions occupant le
sommet des hit-parades.
Hormis le Rap, ces musiques sont à dominante
instrumentale. Or il apparaît qu’aujourd’hui aucune vedette russe n’a
réussît à s’imposer sur le plan international alors que la vague
Techno/House a atteint avec une grande intensité Moscou et St Petersbourg
au tout début des années 90. De cette constatation découle une
problématique qui sera au cœur de la recherche que j’entreprends sur
la musique électronique dans la Russie actuelle : Quels éléments
spécifiquement russes émergent dans les productions électroniques de
ces dix dernières années ?
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