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Le Son de la Jeunesse

de Staline à Eltsine

 

De 1917 à 1945

Séduction Du Rock

Le Réseau

La Récupération Du Rock

Langage

Le Rock En Scène

Périphérie

La Pénétration Du Disco

Le Rock Conservateur

Contre Le Rock Souterrain

Crispation Du Régime

Constitution D’un Style Russe

Perestroïka

Liberté Et Libéralisme

 

Le Rock Soviétique fut la manifestation la plus libre et contestatrice de la société civile à partir de la perestroika. Mais son existence a commencé bien avant, en écho secret de l'explosion occidentale du Rock occidental. Souterrain, interdit, combattu, puis récupéré, le Rock Soviétique a subit tous les avatars du régime, avant d'en triompher. 

 

Les gouvernements des pays de l’Est de l’ancien bloc communiste portaient un grand intérêt dans la forme que prenait la musique populaire, s’impliquant étroitement dans les processus de création, de médiation et de distribution, contrairement aux démocraties occidentales peu interventionnistes dans ce domaine. Le pouvoir soviétique a créé des institutions dont la vocation était de rechercher, de produire, d’enregistrer et de distribuer les musiques populaires. Les configurations étaient différentes suivant les pays. La politique culturelle en RDA était bien moins volontariste qu’en URSS. Tout ce système s’est logiquement effondré entre 89 et 90. Depuis, la métamorphose chaotique de l’économie a orienté l’industrie culturelle dans une logique commerciale, déroutante pour une grande partie des acteurs traditionnels du secteur.

Toute la puissance militaire et policière du pouvoir soviétique n’a pu empêcher la pénétration de l’influence occidentale derrière le rideau de fer. Poursuivant une ancienne tendance russe consistant à se couper de l’extérieur, le pouvoir central s’est opposé à la tendance naturelle des musiciens à se nourrir des influences extérieures. La Russie a depuis le XVème siècle été sujette à des revirements spectaculaires dans ses rapports culturels avec l’occident, de l’officielle xénophobie d’Ivan le Terrible au goût exclusif de la cour de Catherine pour l’opéra italien. Les forces centripètes et centrifuges s’opposent avec davantage de violence qu’ailleurs. L’auto dénigrement prend des formes extrêmes dans la Russie actuelle comme à la cour de Catherine, parallèlement au nationalisme russe qui s’exprime ouvertement dans la musique populaire comme dans les hautes sphères de la société.

L’histoire de la musique russe est traversée d’incessants tiraillements entre Orient et Occident, entre le peuple, l’église et la noblesse. Il existe en Russie une très forte tradition de chants polyphoniques. Sa nature hétérophonique la distingue nettement des musiques traditionnelles occidentales. Ces chants sont d’une beauté extraordinaire et restent largement méconnus en occident. Pour des raisons qui tiennent à la longue fermeture de la Russie au monde occidental, cette musique n’a pas notablement subit d’influence ni n’en a exercé. Son caractère n’en est que plus frappant, éloigné qu’il est de la tonalité occidentale.

La musique savante russe n’avait pas lieu d’être tant que l’aristocratie n’avait d’oreille que pour ce qui venait d’Europe occidentale et en particulier d’Italie. Son mépris pour la musique populaire et traditionnelle russe pesait sur l’émergence d’un style national. Glinka, puis le groupe des cinq et Tchaïkovski finirent par l’imposer en s’inspirant largement du folklore russe. Le caractère tabou de l’élément populaire reflète le fossé énorme qui séparait l’aristocratie du peuple. L’émergence d’une classe moyenne et la constitution récente d’une bourgeoisie citadine annonçait une européanisation de la Russie lorsque la révolution de 1917 bouleversa radicalement la société. Koulaks et nepmans furent anéantis avec la bourgeoisie. Le tabou imposé d’en haut par le pouvoir communiste se déplaça vers l’influence occidentale considérée comme bourgeoise. Les tendances contestataires se tournent alors naturellement par transmutation des valeurs vers la culture occidentale interdite.

 

 

DE 1917 A 1945

Jusqu’a la révolution russe, la très grande majorité des russes vivaient à la campagne. L’industrialisation du pays avait été tardive et les voies de communication très en retard sur le reste de l’Europe. Les citadins bénéficièrent tôt des influences occidentales et le jazz fit rapidement des émules dans les grandes villes en dépit des critiques du pouvoir soviétique. Dès la révolution, les artistes eurent pour mission de concevoir un art éminemment soviétique au service de la révolution. Cependant les musiciens profitèrent d’une relative liberté tout au long des années 20 et ceux qui étaient fidèles au régime pouvaient bénéficiaient des échanges avec les musiciens occidentaux. Ce n’est qu’au cours de l’ascension de Staline vers le pouvoir que la situation des artistes évolua vers une normalisation drastique.

L’industrialisation et la planification contribuèrent à urbaniser une grande partie de la population. La création de l’homme soviétique passait par une transformation radicale de la culture. Le projet incluait notamment une refonte de la culture populaire, et entre autre, la création d’une musique destinée à remplacer le folklore traditionnel des campagnes. Par le biais des mass médias (radio, cinéma, enregistrements), le peuple russe était enjoint à renoncer aux valeurs traditionnelles, y compris ceux qui restaient vivre dans les campagnes.

En 1931, le pouvoir soviétique parvint à supplanter complètement le secteur privé de la culture. Toute la production culturelle passait sous le contrôle centralisé du GOMETS, sorte de secrétariat à la culture. Les musiciens étaient priés de produire une musique célébrant la gloire de l’État et unifiant le peuple russe dans son combat pour l’achèvement du communisme.

Les artistes officiels devaient se conformer à un cadre artistique strict, conforme à la théorie du « réalisme socialiste » conçue par Jdanov, auquel Staline avait confié la charge de superviser l’activité culturelle du pays. L’objectif de cette théorie visait en particulier à contrecarrer les influences occidentales accusées d’ « empoisonner la conscience des masses ». En 1947, l’action fut pointée spécialement contre le genre musical le plus populaire à l’Ouest : le jazz. Une musique « bourgeoise & décadente » officiellement condamnée et proscrite, qui rencontrait un succès croissant parmi la jeunesse citadine russe. Ces jeunes gens avaient une manière particulière de se vêtir, en costumes noirs, cravates fines et lunettes fumées ; mâchant du chewing-gum. Ils étaient appelés les « Stiliagi » qui signifie « branché ». Leur comportement iconoclaste suscitait des réactions très négatives de la part des autorités et des citoyens qui les considérait comme des dépravés et comme une « tumeur de la société ». Cette mode ne portait pas réellement la charge subversive que lui prêtaient les autorités. Les stiliagi cherchaient simplement à se procurer des informations et des enregistrements de musiciens occidentaux. Le réalisme socialiste, par sa rigueur et son utilitarisme, ne satisfaisait manifestement pas l’appétit de la jeunesse. Le Komsomol[1] prenait soin d’évincer cette mode des événements culturels qu’il organisait, tandis qu’à Moscou, la principale avenue de Moscou, « Gorky prospekt » aujourd’hui « Tverskaya », où ils avaient l’habitude de se rencontrer, était rebaptisée par eux « Broadway ». Cette habitude de se retrouver dans la rue s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui, chez les amateurs de Techno qui se retrouvent sur le trottoir à la sortie du métro « Mayakovskaya ». La mode Stiliagi se maintint en dépit de la répression qui a notamment consisté en l’arrestation de nombreux musiciens et ce, jusqu’à la mort de Staline.

Pendant la déstalinisation déclenchée par Khrouchtchev, l’étau se desserra autour de la culture, laissant une plus grande liberté à la jeunesse. Il n’était toujours pas question que le jazz fasse l’objet d’enregistrements sur les disques soviétiques, ni que les groupes de jazz soient reconnus par la très officielle union des compositeurs.

Le premier festival de Rock eu lieu dans une atmosphère d’apparente liberté au sixième festival mondial de la jeunesse en juillet 1957. Le Kremlin souhaitait faire la démonstration que l’union soviétique tirait un trait sur la période de xénophobie des années d’après-guerre. Des musiciens de jazz occidentaux et soviétiques étaient invités à jouer devant des milliers de jeunes soviétiques. Cependant les autorités ne s’attendaient guère à un tel engouement, ni à l’apparition de la guitare électrique. Ils se trouvaient apparemment dans l’ignorance la plus totale de l’émergence d’un nouveau style musical puisqu’ils ne savaient pas même si Rock’n’roll définissait un style ou simplement une chanson.

Pendant cette période d’émergence du rock en URSS, les autorités concentraient leurs efforts sur la régulation des activités de la jeunesse, tentant de les orienter vers les idéaux socialistes. Néanmoins la séduction du rock prenait une ampleur avec laquelle la culture légitimée par le gouvernement ne semblait pas pouvoir rivaliser. Khrouchtchev, qui se considérait comme le patron des arts et comme un individu cultivé, déniait à la musique populaire le qualificatif d’art. Il déclarait à ce propos que : « cette cacophonie agresse les auditeurs et c’est une erreur de la considérer comme une musique ».

La danse associée à la musique rock lui inspirait des commentaires tout aussi négatifs : « il s’agit d’une déferlante de mauvais goût en provenance des pays occidentaux ». Les danses que souhaitait promouvoir le parti ne rencontraient qu’un succès très limité tandis que le Twist se répandait comme une traînée de poudre à travers l’Europe de l’Est. Au début des années 60, le Twist se dansait dans toutes les fêtes collégiennes et lycéennes. L’attitude des autorités restait fermement opposée à la reconnaissance d’une telle culture, ce qui avait pour effet de créer un conflit générationnel dont s’est nourrit le rock, en occident comme derrière le rideau de fer. La prohibition soviétique créa de fait une soif intarissable pour la musique rock.

 

SÉDUCTION DU ROCK

La musique rock a suscite un engouement dans le monde entier en même temps qu’une condamnation unanime par les milieux conservateurs politiques ou religieux. La cassure générationnelle révélée par le Rock se base sur les profondes mutations culturelles et sociales de l’après-guerre. Il n’est pas difficile de voir qu’indépendamment des propriétés musicales, ce qui a séduit dans cette musique, c’est précisément le fait qu’elle ait profondément déplu aux défenseurs de l’ordre établi. La séduction du rock était donc particulièrement forte en URSS, puisqu’il soulevait encore davantage d’interdits qu’en occident. en plus de la provocation sexuelle, et de l’introduction d’éléments africains dans la musique, la jeunesse subissait l’influence du mal capitaliste. La jeunesse soviétique trouvait dans le rock un élément permettant la construction identitaire, grâce au brutal changement de valeur induit. Le Rock, chargé de connotations politiques voulues ou non par les musiciens, ne pouvait manquer de devenir un instrument politique à double-tranchant.

Mais il faut insister sur la séduction immédiate du Rock, sur le son. La dimension politique et culturelle n’a pas tant préoccupé les amateurs que le hurlement du rocker. Le caractère mordant, colérique, juvénile, cathartique de la musique attira immédiatement les faveurs de la jeunesse. La guitare électrique, associée à la batterie et aux cris du chanteur tranchait brutalement avec la musique populaire soviétique consensuelle, positive et soumise au pouvoir. Il est douteux que les jeunes soviétiques des années 50 aient eu la possibilité de voir autre chose que de rares photos de leurs idoles. L’imagerie du Rock n’avait pas le même poids qu’en occident. Le sens des paroles restait globalement obscur pour la plupart. C’est à partir d’éléments purement musicaux que la séduction a fonctionne, en particulier l’abrasivité du son électrique à laquelle les oreilles étaient vierges.

 

LE RÉSEAU

L’ingéniosité était requise pour se procurer des enregistrements de musique occidentale interdite. Des réseaux se sont créés pour faire passer les enregistrements à travers l’Europe de l’Est où les contrôles étaient moins rigoureux, voire directement depuis les pays occidentaux, ce qui était beaucoup plus compliqué. Les difficultés à se procurer les enregistrements en faisaient des objets très convoités. La reproduction devint naturellement un enjeu majeur de la diffusion des musiques interdites. A cette fin, d’ingénieux stratagèmes furent employés, tel le détournement de technologies. Puisque l’unique label officiel, Melodya, possédait seul les machines capables de presser les vinyles, il s’agissait d’utiliser le matériel grand public, à savoir les phonographes transformés en « graveurs ». Le plus surprenant concerne les disques eux-mêmes, qui consistaient en rébus de plaques destinées à être utilisées pour les rayons X. Ces plaques, gravées sur une seule face, étaient disponibles en très grandes quantités à bas prix et servirent à presser des millions d’exemplaires de groupes occidentaux ou soviétiques interdits. Baptisées « Roentgenizdat » en référence au samizdat (publications clandestines d’écrivains interdits), les disques coûtaient de 1 à 1,5 roubles au marché noir tandis que les disques officiels coûtaient autour de 5 roubles pour un disque vinyle à deux faces. Les autorités réagirent en déclenchant une enquête qui aboutit à l’arrestation des membres du réseau en 1959. Une « brigade de la musique » fut crée au sein des Komsomols afin d’anéantir les réseaux clandestins de diffusion de la musique à travers tout le pays.

Un autre problème se posait pour les musiciens : l’inexistence d’instruments adéquats pour le Rock’n’roll jusqu’au début des années 60. Quelques instruments étaient produits dans les pays d’Europe de l’Est mais ils étaient revendus dans des quantités dérisoires en URSS. Lorsqu’en 1966 un magasin moscovite proposa une dizaine de guitares électriques, elles furent toutes vendues dans l’heure et réapparurent sur le marché noir le lendemain au double de leur prix. De nombreux groupes étaient contraints de fabriquer leurs propres instruments copiés sur des photos de groupes occidentaux. Quelques fabricants clandestins produisaient des instruments dans des quantités largement insuffisantes par rapport à la demande. Une anecdote rapporte que l’un de ces fabricants publia en 1969 un article décrivant comment transformer une guitare acoustique en guitare électrique au moyen d’un micro de téléphone. Dans la semaine qui suivit, plus aucun téléphone public ne fonctionnait à Moscou. De tels agissements attirèrent l’attention des autorités qui décidèrent de renforcer les mesures anti-rock.

Les années 60 virent en URSS comme ailleurs un engouement massif pour les Beatles. Ce groupe fut à l’origine d’un style à part entière chez les rockers soviétiques, qu’on appelait alors simplement « bitlz ». Le succès était si massif que les autorités soviétiques changèrent d’attitude, adoptant une ambivalence opportune. Idéologiquement, les Beatles ne présentaient pas d’aspects subversifs. Le point qui déclenchait les critiques était les dégâts causés par les fans lors des concerts. Le phénomène Beatles provoqua deux conséquences en URSS : la création d’une contre culture unitaire et solidaire, totalement indépendante de la culture officielle, et concomitamment la création d’un réseau clandestin de l’envergure d’un mass média autour des valeurs de la jeunesse.

En parallèle, aux Etats-Unis, le rock connu à son début une période difficile de condamnation morale virulente, portant les accusations de « musique du diable », « dégénérée », « lascive », et autres accusations à caractère raciste, ainsi que la dénégation de toute qualité musicale. A partir des années 60, les autorités américaines décidèrent d’utiliser le Rock comme un instrument de propagande. La très grande influence de la culture américaine sur l’ensemble du monde occidental commencée avec le jazz et le cinéma hollywoodien se poursuivi avec le rock. En particulier en ce qui concerne Elvis Presley, invité à se produire en Europe dans les camps militaires de l’armée américaine pour valoriser le statut de soldat, puisque Presley faisait son service à ce moment-là. Dans le même temps, la BBC et Radio Free Europe diffusaient en direction de la jeunesse soviétique la musique défendue par les autorités, dans l’intention évidente de déstabiliser le régime.

A la fin des années 60, le mouvement hippie eu des prolongements en Russie. Non moins subversifs que leurs homologues occidentaux, les hippies soviétiques épris de Jimi Hendrix et de Jim Morrison détournaient les slogans du Parti en les collant sous les photos de leurs idoles. Le mode de vie nomade, l’auto-stop et la prise de drogues psychédéliques étaient au nombre de leurs pratiques.

 

LA RECUPERATION DU ROCK

Devant l’incapacité à saper l’enthousiasme de la jeunesse pour le Rock, les autorités infléchirent leur position. Les efforts infructueux déployés pour décourager les amateurs et les musiciens donnaient raison au sens russe du mot « Rock », qui signifie « fatalité », l’un des concepts clef de la pensée russe. Le Kremlin commençait considérer le phénomène rock avec une très grande attention, organisant des réunions au plus haut niveau pour débattre de la stratégie à adopter pour reprendre le contrôle de la culture de la jeunesse. L’une des options envisagée fut la suivante. En concédant une plus grande liberté aux groupes de rock, le régime souhaitait reprendre en sous-main le contrôle des musiciens. Par le biais d’un Café moscovite appelé le Beat Club, de nombreuses possibilités étaient offertes aux musiciens qui le désiraient, contre une formalité consistant à remplir un questionnaire consistant en informations personnelles. Des centaines de musiciens en profitèrent, mais peu de temps car le café fut rapidement fermé et les informations transmises aux services secrets car c’était évidemment le but de l »opération. Tout ce que Moscou comptait de rockers était désormais fiché. L’atmosphère de suspicion créée par cette opération ébranla fortement les amateurs de Rock de l’époque.

Le gouvernement pris par la suite la décision de diviser la scène rock en deux parties, l’une officielle, l’autre non. Les groupes officiels avaient pour mission de permettre au pouvoir de reconquérir son influence sur la jeunesse. Le rock était sur le point d’être complètement instrumentalisé. Un nouveau secteur était créé pour regrouper les groupes Rock officiels, appelés ensembles instrumentaux et vocaux (VIA). Il leur était demandé d’écrire et de jouer des morceaux sur des sujets tels que les héros de la conquête spatiale ou les triomphes de l’économie soviétique. Suivant les préceptes de Khrouchtchev à propos de l’art socialiste, la musique doit donner l’inspiration et la force au peuple pour réaliser les grands travaux soviétiques. Le groupe VIA représentait à la fois la reconnaissance du Rock par les autorités, et une inclusion contre-nature dans la théorie du réalisme socialiste. Les noms des groupes se devaient de renouer avec la tradition des héros positifs socialistes, avec des groupes tels que « les joyeux garçons », « les guitares chantantes », « les guitares bleues » par opposition aux groupes non officiels qui portent des noms qui sonnent plus rock à des oreilles occidentales : «  les petits démons rouges », « balais de sorcière », « fuyards de l’enfer », « lunettes poilues », « les économistes »...

Le plus célèbre groupe VIA était les Joyeux Garçons (Veselye Ribiata) qui bénéficiaient du meilleur matériel possible, fourni par des intermédiaires officiels, mais qui en contrepartie se voyaient contraints d’inclure dans le groupe certains fils d’officiels, lesquels paraissaient sur scène mais jouaient sur des instruments débranchés. Une autre concession au système consistait à laisser au Komsomol le contrôle de clubs souvent en très mauvais état en l’échange de la reprise en main artistique.

Les groupes officiels étaient salariés par l’Etat (tout comme les musiciens académiques), et pouvaient se produire dans les salles officielles tandis que les groupes non officiels et clandestins ne bénéficiaient d’aucun de ces avantages mais avaient en revanche la liberté d’expression.

Cependant, ces derniers n’étaient pas totalement exclus de la société soviétique. Ils se devaient d’occuper des emplois sous peine de se voir accuser de « parasitisme social », délit passible de prison. La clandestinité était loin d’être minoritaire dans le monde du rock, où l’on dénombrait plus de 260 groupes à Moscou dans les années 60. Parfois, un organisateur dénichait deux ou trois groupes et organisait une nuit entière de concert pour dix roubles. Toute trace était effacée au petit matin et l’organisateur repartait avec un bénéfice non négligeable. A la fin des années 60, tous les lycées comptaient au moins un groupe de rock, ce qui signifie aussi qu’il existait de nombreux organisateurs clandestins oeuvrant dans la culture populaire.

 

LANGAGE

L’anglais fut la langue principale du rock pendant la première décennie de son développement en union soviétique. Son usage avait également pour intérêt d’être incompréhensible par les autorités et radicalement étranger à la culture officielle. En tant que langue étrangère, l’anglais était dénoncé et associé à la culture bourgeoise et décadente puisqu’il était le langage dominant de l’occident capitaliste. Lorsque le Rock acquis une légitimité au sein de la culture soviétique par le biais des VIA, le russe devint une obligation pour les groupes officiels, dont les textes étaient relus par la censure. Le rock clandestin vint lui au russe pour des raisons inverses. Avec la circulation de plus en plus importante des enregistreurs à bande magnétique, les facilités de reproduction décuplèrent, donnant naissance au magizdat, plus facile à copier que le Roentgenizdat. Peu à peu, le langage du rock devint celui des langues maternelles des chanteurs d’union soviétique qui ressentaient le besoin de faire entendre leurs voix. Les VIA quant à eux se devaient de chanter en russe de manière à ce que le comité de censure soit capable de comprendre les paroles. La première vedette du magizdat fut Boulat Okoudjava, un barde qui chantait des chansons antimilitaristes et anti-staliniennes. Son père avait été liquidé par Staline et lui-même fut exclu du parti en 1972. Vissotsky était un autre barde célèbre par le biais des magizdat. Les groupes de rock suivirent ces exemples parce que cela leur donnait la possibilité de publier leurs oeuvres dans les magizdat, comme un développement logique de la culture rock.

Le rock russe de cette époque s’inspire largement de la chanson populaire engagée des bardes, laquelle donne à la musique une importance moindre, d’accompagnement frustre. Le rock suit cette esthétique et puise dans la tradition des chants de paysans, bagnards, déportés et voyous. L’élément rock se limite au son électrique et aux rythmes stéréotypés. En revanche la qualité des textes compense le relatif manque d’originalité de la musique.

« Si l’habillage musical est souvent bâcle, le niveau littéraire des chansons est généralement plus élevé qu’en occident. Dans un pays où le goût de la poésie est répandu dans toutes les classes sociales, les textes du rock tentent de perpétuer l’héritage lexical et stylistique de la poésie académique. Les chanteurs se veulent des « poètes munis de guitares », le « dernier surgeon de la tradition russe du Mot »; ils bannissent de leurs écrits les néologismes soviétiques, privilégiant le vocabulaire de l’époque pré-révolutionnaire et les mots médiévaux dont les exclus des sectes chrétiennes hérétiques ont conservé l’usage à travers les siècles. Sexe et drogue font partie du quotidien mais sont rarement évoqués, l’approche étant résolument politique, souvent religieuse. L’exercice consiste à faire assez direct pour que les sarcasmes soient immédiatement intelligibles, tout en restant suffisamment évasif et ambigu pour éviter la confrontation. Les maîtres du genre sont Andrei Makarevitch de Machina Vremeni et Boris Grebentchikov d’Aquarium. Dans un style plus farouche, les répulsifs ivrognes du groupe punk Le Porc et les Vibromasseurs scandent à n’en plus finir un équivoque « Reagan, provocateur! »... »[2]

LE ROCK EN SCENE

Quelques festivals de rock furent organises dans les villes de Riga, Tallin, Erevan et Sverdlosk pour regrouper les groupes non-officiels les plus populaires, qui par d’ailleurs chantaient tous en russe. En Arménie, le phénomène prit une ampleur particulière, qui valut à la capitale Erevan le surnom de « Woodstock de l’union soviétique » dans les années 69-72. L’organisateur de ce festival, Rafael Mkrtchian, connut des problèmes très sérieux par la suite, puisqu’il passa dix années en prison pour n’avoir pas verse suffisamment de pots de vin aux hiérarques locaux du parti.

En réalité, les limites entre groupes officiels et non officiels ne répondaient pas uniquement à des prérogatives idéologiques. Les festivals de rock comportaient tous des sortes de jury dont la fonction était de remettre un prix au meilleur groupe. Parfois des groupes non officiels remportaient ces prix sans pour autant être affranchis de leur obligation de conformité aux directives idéologiques. Une certaine reconnaissance était possible pour les groupes non conformes aux idéaux socialistes.

Un exemple significatif est celui de l’opéra rock « Jesus Christ superstar » de Andrew Lloyd Webber et Tim Rice. Créé en 1971 aux USA et repris à Vilnius en 1973, il fut immédiatement interdit. Mais les groupes russes furent fortement influences par la musique et nombre de groupes non officiels reprenaient les chansons de l’opéra lors des concerts. Au bout de dix années de popularité non démentie, le thème de l’opéra fut adopté comme générique des informations télévisées soviétique. On peut interpréter ce fait de deux manières : soit la popularité de la musique était assez forte pour briser le carcan idéologique, soit plus probablement les autorités comprirent le bénéfice qu’elles pourraient tirer de son usage « maîtrisé » c’est-à-dire pour encadrer la langue de bois officielle.

A l’Est comme à l’Ouest les autorités finissent par récupérer les symboles contestataires pour en neutraliser l’agent subversif, et ceci en dépit des contradictions idéologiques aussi évidente soient-elles. Quoique dans le cas de cet opéra rock il était possible de faire une interprétation marxiste de la fabrication du mythe de Jésus. Sans oublier le scandale que l’opéra avait suscité chez les chrétiens en occident.

Le groupe Rock slovène Laibach, spécialisé dans la satire virulente des idéologies implicitement véhiculée par la culture de masse, sortit en 1996 un album éponyme parodiant tout à la fois la réception de l’opéra et du mythe en occident et dans les ex régîmes socialistes. Laibach ridiculisait le régime titiste en poussant ses principes de manière paroxystique et plus sérieusement mettant l’accent sur ses points communs inacceptables avec l’art du troisième Reich. Les similitudes entre régîmes totalitaires frappaient le public. Laibach continua son activité après que la Slovénie fut sortie du giron socialiste, et éclairé crûment les relents totalitaires qui refont parfois surface dans la culture de masse des sociétés occidentales.

Non sans une certaine roublardise, les autorités soviétiques offrirent aux VIA un statut d’artiste et une légitimité inespérée à ceux qui acceptaient la transition vers un statut officiel. Parmi d’autres, le chanteur Youri Valov du groupe « les vents du changement » prit conscience qu’il gagnerait trois fois plus d’argent par ce biais que grâce à l’emploi administratif pour lequel il avait été forme. Le Rock était menace d’une complète instrumentalisation par l’Etat. Le gouvernement avait finit par réaliser qu’il ne pourrait pas anéantir le rock et qu’il était beaucoup plus efficace de neutraliser la révolte qui couvait en lui.

Les chansons des groupes officiels se mettaient à parler de tunnels, de monuments et autres grandes réalisations soviétiques. Transforme le rock en instrument de propagande était somme toute une application cynique de la critique adornienne de la musique populaire.

la conservation du pouvoir étant un principe beaucoup plus solide que la rigoureuse orthodoxie marxiste-léniniste, la récupération de cette source potentielle d’instabilité représentée par le rock s’imposait pour rétablir le calme. Les musiciens rentrés dans le rang devinrent une part de l’appareil d’Etat, soumis à un contrôle étroit de leurs activités. Chaque chanson devait passer devant une « commission littéraire » et les autorités prenaient soin de vérifier la conformité des musiques et des textes lors des concerts. Le résultat fut désastreux pour les groupes non officiels pour qui il était devenu quasi impossible de se produire sur scène et naturellement totalement impossible de produire des disques en raison du monopole de Melodya, qui entre temps s’était mis à promouvoir le rock officiel. Le pouvoir soviétique avait réussi à prendre le contrôle de la plus grande partie de la scène rock.

 

PERIPHERIE

Cependant le rock fut loin de basculer complètement dans le giron officiel et continua à abriter des marginaux irréductibles, raréfiés certes, mais actifs et loin de la capitale trop contrôlée.

Les pays baltes en particuliers constituaient une sorte de Havre de liberté pour les rockers, en raison de la souplesse des autorités locales en matière culturelle. C’était également une zone très perméable aux influences occidentales, par laquelle transitait entre autre beaucoup d’enregistrements de groupes occidentaux.

A Tallin, la capitale estonienne, les groupes VIA n’avaient pas eu pour effet de décourager la scène non officielle. La modeste ville de Tallin comptait autant de groupes de rock que Moscou et St. Petersbourg. La branche locale du label Melodya, relativement indépendante de Moscou, enregistrait parfois même des groupes non officiels. Le facteur de la langue fut déterminant dans l’autonomie de la scène locale. La langue estonienne se rapproche du finlandais, quasiment incompréhensible pour les russes. Les liens culturels avec ce pays étaient étroits, grâce notamment au fait que la télévision finlandaise diffusait des programmes musicaux en direction de l’Estonie. La majorité des groupes de rock estonien étaient anti-russes et pouvaient le faire savoir dans leur langue sans encourir les mêmes risques que les groupes russes non officiels. L’énorme mouvement nationaliste du début des années 80 qui a aboutit à la déclaration d’indépendance de l’Estonie des 1985 a été largement annonce et amplifie par le mouvement rock non officiel.

 

LA PENETRATION DU DISCO

Alors qu’un prétendu dégel s’opérait dans les années 70 avec l’officialisation du Rock, une nouvelle forme de musique faisait son apparition à l’Ouest : le disco. Il semble que le caractère éminemment hédoniste et apparemment apolitique de cette musique ait intéressé les autorités soviétiques. L’importance moindre du texte n’était pas propice à la diffusion d’idées contestataires, donc cette musique ne présentait pas de danger. Cependant, le Disco restait une importation étrangère, au caractère commercial, éléments perçus très négativement par les communistes conservateurs. En outre, le caractère hédoniste, s’il permettait selon les autorités de canaliser l’énergie de la jeunesse, représentait un gâchis relativement à la théorie utilitariste de l’art. Les autorités ont probablement imaginé que le Disco constituerait un barrage à la popularité du Rock. 187 boites de nuit officielles ouvrirent dans la région de Moscou, mais le Disco ne représentait qu’une petite partie du programme musical. Melodya sortit un album du groupe disco suédois ABBA qui connaissait alors un succès énorme en occident, en contrepartie de l’enregistrement par une maison de disque d’un groupe soviétique.

 

LE ROCK CONSERVATEUR

Quelques rockers occidentaux furent invites pour des tournées en URSS parmi lesquels Cliff Richard. Ce dernier présentait un profil idéal en ce qu’il représente le prototype du rocker assagi, responsable et conservateur. Son discours se résume à un slogan : j’ai beaucoup péché dans ma jeunesse mais Jésus m’a sauve et aujourd’hui je tente de me racheter. Aux antipodes des Rolling Stones, groupe sulfureux affichant ses excès de drogue et autres comportements déviants. Leur concert à Varsovie en 1967 avait été à l’origine d’une émeute et il n’était pas question pour les autorités soviétiques d’inviter un tel groupe. Les autorités recherchaient des exemples pour la jeunesse et non des trublions incontrôlables. A ce titre, le rock Chrétien et réactionnaire de Cliff Richard présentait un moindre risque au regard des véritables groupes de rock. Du reste, la musique de Cliff Richard n’a de rock que l’appellation commerciale. Son style s’apparente plus exactement à la « variété internationale », dénomination occidentale correspondant stylistiquement à la chanson populaire russe.

 

CONTRE LE ROCK SOUTERRAIN

Le rock russe non officiel continua tout au long des années 70 de survivre par l’intermédiaire d’un réseau souterrain de diffusion de cassettes copiées de manière artisanale. Loin des modèles préconisés par le pouvoir soviétique, les héros du rock russe, tel Boris Grebenchikov et son groupe Aquarium, Kino ou Machina Vremini, s’étaient constitué un public de fans auxquels ils restaient fidèles sans céder aux pressions du pouvoir.

Joël Bastenaire, grand connaisseur du Rock russe, estime que le premier événement fédérateur du mouvement Rock eu lieu paradoxalement lors d’un festival de Rock annulé à Leningrad en juillet 1978. Le Komsomol local, relaye par la radio Voice of America, avait annoncé la tenue d’un festival rassemblant des grandes stars du rock (Carlos Santana, the Beach Boys, Joan Baez entre autre) dont la caractéristique était un pacifisme affiché et une critique de la société américaine. Il semble qu’un désaccord survenu au plus haut niveau entraîna une annulation du projet. Les journaux locaux furent dissuadés d’évoquer l’événement, même pour en annoncer l’annulation. Entre temps des milliers de jeunes venus de tout le pays affluèrent à Leningrad et ne trouvèrent pour divertissement qu’un cordon de milicien à l’entrée du festival. Quelques troubles suivirent dans la nuit. Ce gigantesque cafouillage administratif et médiatique eu pour effet de rassembler un grand nombre de jeunes unis pour l’occasion et qui en profitèrent pour tisser des les liens et un réseau d’échange d’informations et de magnizdat.

CRISPATION DU REGIME

Le regain de tension Est/Ouest au début des années 80 suite à l’élection de Ronald Reagan et à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, eu des conséquences sur la situation culturelle à l’intérieur du pays. Les conservateurs du parti décidèrent qu’il était temps de lutter contre le fléau du rock. Les groupes russes se dirigeaient de plus en plus vers un style national plus indépendant que par le passé des influences occidentales, et incidemment plus politisé. En recherchant des racines russes, les musiciens se trouvèrent une tradition protestataire, laquelle trouva immédiatement un écho dans la jeunesse. En 1980, lors d’un festival dans l’actuelle Géorgie à Tbilissi, le groupe Aquarium irrita le jury officiel au point que ce dernier quitta sur-le-champ le festival. Un juge déclara « ce ne sont pas des musiciens mais des dégénérés ». Le rock club de Leningrad ouvrit malgré tout en 1981, nouvelle concession du régime, mais il était étroitement surveillé par le KGB.

Au début des années 80, le Punk apparut dans les républiques baltes, avec le cortège de violences et d’outrages qui fit son succès en occident. Les protestations les plus virulentes concernaient un problème très sensible pour la jeunesse balte, à savoir la proportion considérable de recrues expédiées en Afghanistan.

Après la mort de Brejnev, les conservateurs avaient la main haute sur le Politburo. Andropov, qui prit la tète du parti jusqu’en 1983 suivit de Tchernenko jusqu’en 1985, incarnaient la tendance la plus conservatrice. Avec Souslov, l’idéologue le plus en vue, se dessinait une vague de répression contre les tendances modernistes dont les développements du rock russe étaient l’un des signes les plus évidents. « L’union des compositeurs » reprit l’ensemble des activités musicales soviétiques sous son contrôle, et ses membres étaient plutôt mal disposes envers le rock, dont les musiciens étaient considérés comme des charlatans illettrés. Partisans d’un élitisme radical, ils estimaient que les personnes sans éducation musicales n’étaient pas capables de composer des chansons, voire ne devraient pas être autorises à le faire. Une campagne de presse agressive menée par un groupe de conservateurs russophiles sous le mot d’ordre que le rock étaient un cancer social, aboutit purement et simplement à l’interdiction de l’emploi du mot rock par la presse.

 

CONSTITUTION D’UN STYLE RUSSE

D’un point de vue strictement stylistique, il est possible de nuancer quelque peu l’influence hégémonique du rock occidental. Le rock soviétique présente des traits distinctifs fort légers mais perceptibles, qui permettent de qualifier un style. Le caractère africain (rythme prédominant, formules syncopées) s’efface devant un goût prononce pour la mélodie, les tonalités mineures et un soupçon de modalité typique de la musique folklorique russe. L’adjonction d’instruments d’orchestre classique au sein de l’instrumentarium rock (basse, guitare, batterie) est moins rare qu’en occident. La formation classique de nombreux musiciens de rock n’y est pas étrangère (par exemple les membres du groupe le plus populaire de la fin des années 80, Autograf). En outre, les influences viennent davantage du rock anglais que du rock américain.

Les autorités soviétiques étaient sidérées de l’ampleur du marché des enregistrements interdits. Les musiques interdites circulaient en dehors de tout contrôle et le magnizdat connaissait une popularité croissante dans la jeunesse. Aussi absurde que cela paraisse, le comité central du parti communiste soviétique décida à l’assemblée plénière du 25 juillet 1984 la confiscation de toutes les cassettes audio et des enregistreurs, qui circulaient alors par dizaines de millions. Le Komsomol fut charge de la mission et autorise à poursuivre en justice les individus incriminés. Tous les groupes occidentaux furent interdis dans les discothèques alors qu’ils représentaient 90% du répertoire.

Tchernenko se prononça personnellement en faveur de la répression. Selon lui, le rock faisait partie d’un arsenal visant à détourner la jeunesse de l’idéologie communiste au moyen d’éléments culturels occidentaux. Les radio « Free Europe » et « Voice of America » suivaient certes des objectifs de cet ordre, ce qui ne pouvait qu’inciter les autorités soviétiques à une grande méfiance envers le rock. La censure redoubla de sévérité et 80% du répertoire des artistes devait désormais provenir de la très officielle « union des compositeurs ». Cet arsenal était délibérément dirige contre le rock. De nombreux groupes disparurent en raison des nouvelles difficultés, mais les décrets restaient largement inopérants, en particulier dans les républiques baltes.

PERESTROÏKA

Les programmes de la perestroïka et de la glasnost furent positivement perçus par le mouvement rock et par la jeunesse en général. L’espoir d’une levée de la censure et des contraintes pesant sur la vie des artistes suscita un regain d’activité du mouvement rock. Les relations avec l’Ouest étaient redevenues plus faciles, comme en témoigne la participation du groupe non officiel Autograph à la grande opération Live Aid for Africa en 1985. L’ouverture n’était cependant que relative, et Gorbatchev n’était pas prêt au début à lâcher la bride aux musiciens ni à la presse. La Glasnost consistait toujours à utiliser le rock pour des objectifs politiques et sociaux. En premier il s’agissait de trouver un moyen de toucher une jeunesse devenue défiante envers le pouvoir. Les groupes étaient invites à évoquer les problèmes de l’alcoolisme, de la drogue et de la corruption. La campagne massive contre l’alcoolisme décidée par Gorbatchev, et qui le rendit très impopulaire, passait par l’organisation de concerts et de soirées en discothèque sans consommation d’alcool. Enfin, le régime avait saisi le potentiel commercial énorme du rock et escomptait en tirer des bénéfices alors qu’une grave crise de l’appareil étatique s’annonçait.

Le Parti Communiste constatait au fur et à mesure de la perestroïka qu’il perdait son emprise sur la société civile. Pour enrayer le processus, le parti tenta alors de resserrer les liens avec la musique populaire, en particulier le rock, à l’exception toutefois de ses courants les plus radicaux : le Punk et le Hard Rock, considérés comme irrécupérables et socialement nocifs. Ce qui signifie qu’en réalité, les courants souterrains clandestins continuaient de se développer sous la menace des autorités. L’étau n’était que légèrement desserré, ce qui permit aux plus remuants (les groupes de rock agressif) de tirer énergiquement sur les liens.

Le Komsomol de Moscou associe avec le ministère de la culture créèrent en 1985 le Laboratoire du Rock, qui constituait en des studios de répétitions pour les jeunes groupes. Environ 40 groupes en profitèrent. A la même époque, Melodya sorti le premier album officiel des Beatles, avec quelques décennies de retard sur les magizdat. Sous la pression commerciale, Melodya sorti également quelques groupes non officiels pour renflouer les caisses, fait inimaginable cinq ans auparavant.

En 1986, la catastrophe écologique et humaine de Tchernobyl marqua profondément les esprits dans tout le pays, au-delà des sensibilités politiques et générationnelles. Alla Pugatcheva, une artiste officielle connaissant un très grand succès public, décida qu’il était temps qu’elle se serve de sa notoriété à des fins humanitaires. Elle expliquait à l’époque qu’elle se sentait complètement impuissante et horrifiée par ce qui venait d’arriver. Tchernobyl occupait tous les esprits et les conversations. Lui vint alors l’idée d’organiser un important concert de Rock dont les bénéfices seraient utilisés pour aider les victimes. Le concert permit de lever 100 000 roubles entièrement sur l’initiative de citoyens. Comme toujours les autorités considéraient d’un mauvais oeil les événements dont ils n’étaient pas à l’origine et le concert manqua d’être annule quelques heures avant le début pour des motifs administratifs. Ce concert pour Tchernobyl connu un succès remarquable qui relança la dynamique des concerts rocks. De plus en plus de groupes occidentaux étaient invites à tourner en Union Soviétique, tandis que la censure sur les paroles des chansons disparaissait peu à peu. Cependant les conservateurs du parti prirent ombrage de la nouvelle liberté de parole qui autorisait désormais la remise en question ouverte du régime communiste. L’histoire démontra qu’il n’était plus possible de revenir en arrière. Les groupes de rock entraient de plein pied dans la brèche et demandaient de plus en plus de changement.

Les rues témoignaient des évolutions, puisqu’on voyait toujours davantage de jeunes portant des accoutrements excentriques, imitant les vedettes internationales du Rock. Chaînes, coiffures colorées, cuir noir, etc. Naturellement le harcèlement policier continuait et continue toujours aujourd’hui nettement plus qu’en occident. Mais les contrôles, les arrestations ne conduisaient plus aux même risques d’emprisonnement que par le passe. La sensation de liberté compensait largement les brimades subies par les jeunes fans de Rock.

LIBERTE ET LIBERALISME

Les clubs des grandes villes échappent au contrôle de l’Etat et les groupes Punks les plus virulents s’y produisent, exprimant toutes les critiques auparavant étouffés par le pouvoir. Un réseau d’organisateurs et de promoteurs de concerts se constitue à la fois sur des bases commerciales et clientélistes. De producteurs issus de la clandestinité et désormais équipés de matériel occidental performant sortent des enregistrements en très grand nombre, souvent sans reverser de droits d’auteurs. Melodya tente de suivre mais fait peu d’émules parmi les anciens musiciens clandestins rancuniers avec raison, d’autant que Melodya institutionnalise le piratage. Toutes sortes d’entrepreneurs plus ou moins honnêtes se lancent dans le commerce du rock. L’exploitation des musiciens est telle que beaucoup sont découragés tandis que d’autres, plus chanceux et rares parviennent à faire fortune. Le succès public du rock ne cesse de se confirmer et commence à intéresser les compagnies étrangères, qui signent des musiciens tels que Mamonov, Grebentchikov ou Center. Aucun de ces projets ne rencontre de succès en dehors des frontières soviétiques et toute dynamique d’exportation est abandonnée. Le désenchantement suit immédiatement la griserie provoque par la perestroïka. Des 1990, la scène rock éclate et beaucoup de musiciens sombrent dans la dépression, voire le suicide pour Sacha Bashlatchev et Yana Diaghileva. Pour certains, l’inspiration s’est tarie à cause du libéralisme, pour d’autres, le rôle social du rock était la contestation politique qui n’a plus lieu d’être avec la chute du communisme, d’autres encore estiment avoir réalisé que le rock n’était qu’une « greffe artificielle et infructueuse sur l’arbre de la culture russe » (Ilya Smirnov).

Le bouleversement politique consécutif à l’effondrement du communisme a complètement change les repères culturels. Les acteurs du monde culturel sont passes brutalement d’un système ou n’était acceptable que ce qui se conformait au moule étroit du réalisme socialiste à la liberté autrement plus vaste de l’économie de marche. Si les règles ont changé, il est rapidement apparu que la nouvelle liberté tant désirée et clamée partout n’était pour la plupart qu’un leurre, car les apparatchiks de l’ancien régime s’étaient souvent habilement reconvertis et n’avaient pas perdu leurs habitudes antidémocratiques. Oeuvrant dans le cadre d’un libéralisme lui-même libéré de contraintes légales ou éthiques, nombre d’entrepreneurs (du milieu culturel entre autre) ont fait passer le profit immédiat avant toute autre chose. Clientélisme et corruption étaient les dernières choses dont avaient besoin un système en transition. Ainsi les voix dissidentes avaient brièvement perce la glace idéologique avant d’être lamine par les rapaces du capitalisme sauvage.

Le marasme saisit la scène rock des années 80 au point qu’aucune de ses grandes figures ne survit au passage dans les années 90. Hormis les raisons déjà évoquées par les musiciens eux-même s’ajoute sans doute une raison plus profonde et ancienne. Le rock soviétique s’est forme à partir de deux sources très distinctes, la chanson populaire russe et le rock anglo-américain. Tout porte à penser, à l’écoute de la musique, que l’essentiel de l’effort portait sur le texte, tandis que la musique restait une pale imitation des groupes anglo-saxons. Une situation qui a longtemps été identique en France, à la différence que les textes des groupes français restaient d’un niveau très médiocre.

La profonde dépression subie par la génération des années 80 semble leur avoir coupe la parole, comme si la transition chaotique leur avait ôté tout espoir. En état de choc, renverse en plein élan libertaire, les poètes du rock russes se sont tus, ou pire, se sont mis comme les groupes Aquarium et DDT, à jouer un rock standardise. Lorsque les paroles ne saisissent plus l’auditeur, reste la musique. Or, hormis de rares groupes tels Zvouki Mou ou Ne Jdali, la musique sonne souvent comme du blues-rock des années 60 avec adjonction de Bayan, sorte d’accordéon traditionnel. Dans le cas des Punks et du Hard Rock, ni l’une ni l’autre de ces scènes n’ont su incorporer d’éléments spécifiquement russes. Le son des groupes russes s’inspire de plus de groupes anciens, ce qui les rend inexportables.

Dans le mouvement général de globalisation des échanges, la culture populaire russe reste enfermée dans ses frontières tandis que la musique savante russe a conquis les mélomanes occidentaux depuis près d’un siècle. Les radios russes inondent le pays de musique occidentale (les vedettes françaises y sont relativement bien représentées). Les artistes locaux de musique commerciale s’en tirent très bien mais restent inconnus hors de leurs frontières. Aucune maison de disque ne semble décidée à lancer en Europe un musicien chantant en russe.

L’obstacle de la langue n’est qu’apparent. La décennie des années fut marquée par un essoufflement général du Rock et par l’émergence des musiques électroniques. La musique pop, celle des très gros succès commerciaux, toujours en retard de quelques années sur les dernières tendances, a largement puise ces cinq dernières années dans la musique électronique. La Dance music s’y est totalement reconverti, la House, la Jungle et le Rap constituent l’accompagnement musical ou enjolivent la grande majorité des productions occupant le sommet des hit-parades.

Hormis le Rap, ces musiques sont à dominante instrumentale. Or il apparaît qu’aujourd’hui aucune vedette russe n’a réussît à s’imposer sur le plan international alors que la vague Techno/House a atteint avec une grande intensité Moscou et St Petersbourg au tout début des années 90. De cette constatation découle une problématique qui sera au cœur de la recherche que j’entreprends sur la musique électronique dans la Russie actuelle : Quels éléments spécifiquement russes émergent dans les productions électroniques de ces dix dernières années ?

 

 



[1] Organisme officiel de la jeunesse, dépendant directement du parti communiste.

[2] BASTENAIRE Joël : Requiem pour le rock russe, Musica Falsa