Injouable à l’époque soviétique
pour « formalisme bourgeois », Lulu a attendu une dizaine d’années
supplémentaires avant de trouver sa place sur la scène lyrique russe.
L’honneur
revient au Helikon Opera, seul théâtre moscovite à
s’aventurer fréquemment hors des sentiers battus. Dmitri
Bertman, son directeur et principal metteur en scène, est l’enfant
terrible de la scène locale. Bertman n’a pas seulement eu le courage d’affronter
un public moscovite plutôt profane en matière d’opéra du 20ème
siècle, il a également dû affronter sa propre troupe de chanteurs.
Selon ses propres termes, au lieu de l’habituelle rivalité pour obtenir
les rôles importants, tous les chanteurs ont commencé par se faire
porter pâles, effarouchés par la complexité de la musique d’Alban
Berg.
Pour mieux introduire l’œuvre
au public russe, Bertman a estimé que Lulu devait être chanté en langue
russe, ce qui a de grandes chances d’être un événement unique dans l’histoire
de cette œuvre. D’un point de vue purement musical, la langue russe,
souple et mélodieuse, se prête en général fort bien aux adaptations.
Mais on perd ici le tranchant et l’expressivité germanique qui font
tout le sel d’un livret qui compte parmi les meilleurs de l’histoire
de l’opéra.
Bertman a plongé l’action
dans un univers fantasmagorique constitué de toiles de René Magritte, de
sculptures aux formes surréalistes. Les costumes semblent sortir d’un
dessin de Roland Topor. Tout cela est fort recherché mais manque de
clarté.
Plutôt qu’une Lulu
agressivement dominante et ultimement contrôlée par les hommes, Bertman
a façonné une Lulu lascive et indolente, un rien blasée de l’imbroglio
sentimentalo-sexuel dans lequel elle se trouve ballottée. A ses côtés,
la comtesse Geschwitz apparaît davantage dominée par ses propres
fantasmes que par les desseins de son idole. Une Lulu au caractère bien
russe, à la recherche du plaisir et sans illusion, qui finit sous le
poignard d’un Jack l’éventreur moderne, sorte de Patrick Bateman tout
droit sorti d’American Psycho. Le regard vide, un sourire figé au coin
des lèvres et exprimant la plus froide cruauté, il apparaît sur scène
exhibant un corps body buildé pratiquement nu
Marina Andreïeva chante
admirablement, surmontant sans effort apparent les difficultés techniques
et dramatiques. Malgré la prévention qu’ont manifesté les chanteurs
devant l’œuvre dodécaphonique, tous surmontent les difficultés
musicales et jouent de manière convaincante. Ils ont pourtant trop peu de
place pour se mouvoir, gênés qu’ils sont par des décors encombrant la
scène déjà très exiguë du Helikon Opera.
L’orchestre apporte une
dimension remarquable à cette production, sous la baguette extrêmement
précise et dynamique de Vladimir Ponkin, qui confirme son très grand
talent –sous exploité – dans le répertoire lyrique moderne.
Lulu sera présentée en août
au festival de Santander en Espagne, où l’œuvre sera en revanche chantée
en allemand, puis fera l’ouverture de la saison prochaine du Helikon
Opera.
Emmanuel Grynszpan
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